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Musset Acte III, scène 8

Le théâtre

Parcours : les jeux du cœur et de la parole

Œuvre étudiée : Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour, 1834

ACTE III, scène 8 (fin de la scène)

PERDICAN

Insensés que nous sommes ! nous nous aimons. Quel songe avons-nous fait, Camille ? Quelles vaines paroles, quelles misérables folies ont passé comme un vent funeste entre nous deux ? Lequel de nous a voulu tromper l'autre ? Hélas ! cette vie est elle-même un si pénible rêve : pourquoi encore y mêler les nôtres ? ô mon Dieu ! le bonheur est une perle si rare dans cet océan d'ici-bas ! Tu nous l'avais donné, pêcheur céleste, tu l'avais tiré pour nous des profondeurs de l'abîme, cet inestimable joyau ; et nous, comme des enfants gâtés que nous sommes, nous en avons fait un jouet. Le vert sentier qui nous amenait l'un vers l'autre avait une pente si douce, il était entouré de buissons si fleuris, il se perdait dans un si tranquille horizon ! Il a bien fallu que la vanité, le bavardage et la colère vinssent jeter leurs rochers informes sur cette route céleste, qui nous aurait conduits à toi dans un baiser ! Il a bien fallu que nous nous fissions du mal, car nous sommes des hommes. Ô insensés ! nous nous aimons. Il la prend dans ses bras.

CAMILLE

Oui, nous nous aimons, Perdican ; laisse-moi le sentir sur ton cœur. Ce Dieu qui nous regarde ne s'en offensera pas ; il veut bien que je t'aime ; il y a quinze ans qu'il le sait.

PERDICAN

Chère créature, tu es à moi !
Il l'embrasse ; on entend un grand cri derrière l'autel.

CAMILLE
C'est la voix de ma sœur de lait.

PERDICAN

Comment est-elle ici ? Je l'avais laissée dans l'escalier, lorsque tu m'as fait rappeler. Il faut donc qu'elle m'ait suivi sans que je m'en sois aperçu.

CAMILLE
Entrons dans cette galerie ; c'est là qu'on a crié.

PERDICAN
Je ne sais ce que j'éprouve ; il me semble que mes mains sont couvertes de sang.

CAMILLE

La pauvre enfant nous a sans doute épiés ; elle s'est encore évanouie ; viens, portons-lui secours ; hélas tout cela est cruel.

PERDICAN

Non, en vérité, je n'entrerai pas ; je sens un froid mortel qui me paralyse. Vas-y, Camille, et tâche de la ramener. (Camille sort.) Je vous en supplie, mon Dieu ! ne faites pas de moi un meurtrier ! Vous voyez ce qui se passe ; nous sommes deux enfants insensés, et nous avons joué avec la vie et la mort ; mais notre cœur est pur ; ne tuez pas Rosette, Dieu juste ! Je lui trouverai un mari, je réparerai ma faute ; elle est jeune, elle sera riche, elle sera heureuse ; ne faites pas cela, ô Dieu ! vous pouvez bénir encore quatre de vos enfants. Eh bien ! Camille, qu'y a-t-il ? Camille rentre.

CAMILLE
Elle est morte. Adieu, Perdican !

 

Comment Alfred de Musset offre-t-il une fin de drame romantique au lecteur de sa comédie ?

 

I/ La fin du jeu : le rétablissement de la parole sincère

Une tirade de Perdican commence l’extrait. Insensés que nous sommes ! nous nous aimons. = importance du couple présent dans les trois pronoms personnels sujets de la première personne du pluriel. Exclamation (exprime les sentiments) suivie d’une affirmation. Le verbe est au présent.

Question rhétorique (elle n’appelle pas de réponse de Camille, bien qu’elle l’interpelle) : « quel songe avons-nous fait ». Il s’agit ici d’un mauvais rêve. Cette question est la première d’une série de 3 = rythme ternaire. Une connotation péjorative qualifie les adjectifs présents : « vaines paroles », « misérables folies ». Perdican reconnaît les mensonges, les jeux de la parole qui les ont blessés et séparés. Comparaison de ces paroles à un « vent funeste ». L’adjectif qualificatif épithète annonce la fin tragique de la pièce. Le choix de la préposition « entre » montre la séparation (qui a eu lieu pendant la pièce) qui s’oppose à l’union du couple dans ce passage. La question « lequel de nous a voulu tromper l’autre ? » est inutile, vaine, car tous les deux savent qu’ils ont cherché tous les deux à le faire.

L’interjection et exclamation « hélas » formule ici l’intensité du regret des amants et préfigure la mort de Rosette à venir. Elle introduit une phrase qui fait penser au « mal du siècle »/ « spleen » : esprit des Romantiques qui les pousse à voir tout en négatif, les rend mélancoliques : « cette vie est elle-même un si pénible rêve » (autrement dit un cauchemar). « Pourquoi encore y mêler les nôtres ? » : nous ne devrions pas nous compliquer la vie car elle apporte déjà son lot de difficultés à chacun de nous.

Ô : vocatif, introduit une prière qui s’adresse ici à « Dieu » (celui des chrétiens, majoritaires en France pendant des siècles). Le bonheur est comparé à une perle rare perdue dans l’océan (comme les perles d’huîtres sont excessivement rares, elles sont également très précieuses). Le présent utilisé semble un présent de vérité générale et cette partie de phrase ressemble à un proverbe.

« Tu nous l’avais donné, pêcheur céleste » : Perdican tutoie Dieu parce qu’il se sent proche de lui puisqu’il est heureux : il aime et est aimé en retour. Le couple est au cœur de la phrase avec le pronom personnel sujet « nous » qui le désigne. Le « l’ » est un complément d’objet direct qui renvoie au bonheur. « Avais donné » : Camille et Perdican se connaissaient, s’aimaient et devaient se marier ; ils avaient donc tout pour être heureux, mais ils ont tout compliqué. C’est pourquoi ce temps composé du passé est utilisé (plus-que-parfait), pour marquer que c’est révolu/fini. La périphrase « pêcheur céleste » renvoie à Dieu et utilise un nom « pêcheur » très utilisé dans la Bible, avec un adjectif qualificatif épithète qui signifie « du ciel » en même temps qu’il connote le mot qualifié de manière méliorative. « Tu l’avais tiré pour nous » : toujours du plus-que-parfait pour montré l’action antérieure de Dieu, qui fait tout pour ses créatures et cherche leur bonheur. « Des profondeurs de l’abîme » : montre la valeur inestimable du cadeau de Dieu aux amants, l’abîme étant un lieu inaccessible, au plus profond de l’océan dans cette métaphore filée. « Cet inestimable joyau » = périphrase hyperbolique car un joyau est déjà hors de prix, renvoie au bonheur (sous-entendu d’être aimé par celle/celui qu’on aime).

La tirade enthousiaste se teinte de mélancolie. A partir de la conjonction de coordination « et » qui sert ici plutôt à opposer l’attitude des amants ingrats à celle, généreuse, de Dieu. « Nous, comme des enfants gâtés que nous sommes » : il place Camille avec lui dans le pronom personnel sujet « nous », et les compare tous les deux à des enfants gâtés tout en avouant qu’ils le sont. C’est vrai : le baron est riche, il leur a payé une bonne éducation et ils n’ont jamais manqué de rien. « Nous en avons fait un jouet » indique le peu de sérieux des amants. Il file la métaphore des enfants en continuant à utiliser le champ lexical de l’enfance : « jouet ».

Un nouveau champ lexical apparaît, typique de l’époque romantique : celui de la nature. Il ouvre une nouvelle métaphore : le chemin de vie. « Le vert sentier qui nous amenait l’un vers l’autre avait une pente si douce, il était entouré de buissons si fleuris, il se perdait dans un si tranquille horizon ! ». Les adjectifs sont mélioratifs : « vert », « douce », « fleuris ». Le rythme de la phrase est une nouvelle fois ternaire et une anaphore se forme avec l’adverbe d’intensité « si ». Cela montre la beauté proposée par Dieu et le sentiment de gâchis que Perdican ressent. Il y a sans doute un parallèle avec l’histoire malheureuse de George Sand et Alfred de Musset.

La cause de ce gâchis est ensuite indiquée par Perdican : « il a bien fallu que la vanité, le bavardage et la colère vinsse jeter leurs rochers informes sur cette route céleste ». Les jeux du cœur et de la parole sont donc au cœur de la pièce : ils sont la cause des déboires des amoureux. Explication de vocabulaire : vanité = orgueil, fierté (connotation négative) ; bavardage = revoie au titre on ne badine pas avec l’amour (bavarder, c’est parler mais la connotation est négative ici) ; la colère est à la fois un sentiment désagréable et un péché capital (c’est-à-dire mortel) pour les chrétiens. Ces trois défauts/vices semblent presque personnifiés puisqu’ils agissent comme des opposants au bonheur des protagonistes. Vinssent = verbe venir à la troisième personne du pluriel, conjugué au subjonctif passé. Les conséquences sont graves : les rochers empêchent un cheminement facile dans la vie des amants, les séparent, leur rendent la tâche difficile. « Qui nous aurait conduits à toi dans un baiser ». Le joyau précieux : l’amour partagé, aurait conduit les amants à « toi » = Dieu dans un baiser car ils auraient pu se marier (cérémonie qui a lieu à l’église au XIXe siècle). Le mariage est un sacrement de l’église catholique et aussi une manière d’accéder à la sainteté, autrement dit de gagner sa place au paradis, c’est-à-dire auprès de Dieu. A l’issue d’un mariage, les mariés s’embrassent à la sortie de l’église. La conjugaison utilise le conditionnel : le mariage aurait été possible si (condition) les amants avaient été moins sots.

Répétition de la formule « il a bien fallu » déjà utilisée plus haut. « que nous nous fissions du mal » : les jeux de la parole blessent les cœurs, font de la peine. Fissions = faire conjugué au subjonctif passé. Car = conjonction de coordination qui indique la cause, l’explication. « nous sommes des hommes » = vocabulaire chrétien. Les hommes s’opposent à Dieu parce qu’ils sont faibles, ils ont des défauts, ils agissent mal = ils pêchent. « Ô insensés ! nous nous aimons » : formule qui reprend le début de la tirade et la referme comme elle a commencé. La didascalie indique qu’il la prend dans ses bras, dans un geste affectueux qui unit les deux amants.

Camille prend la parole en acquiesçant : « oui » et en reprenant la phrase de Perdican, comme en anaphore : « nous nous aimons ». « Laisse-moi le sentir sur ton cœur » utilise l’impératif sans qu’il s’agisse réellement d’un ordre (mais plutôt une demande). Le cœur renvoie à notre parcours « les jeux du cœur » et au sentiment amoureux franc, réel, ressenti par les personnages. Asyndète : les propositions relativement courtes sont séparées par des points virgules, ce qui donne un rythme plus rapide que s’il y avait des points. « Ce Dieu qui nous regarde ne s’en offensera pas » : il y a une sorte de mise en abîme ici car ils ne sont pas seulement regardés par Dieu : il y a aussi Rosette, cachée, et le spectateur par le jeu de la double énonciation. Qui nous regarde est une proposition subordonnée relative qui complète Dieu. Elle laisse entendre qu’il veille sur eux. Ne s’en offensera pas = négation totale avec adverbe de négation + forclusif. Le verbe au futur prévoit la réaction de Dieu. La raison/l’explication arrive dans la proposition suivante, au présent : « il veut bien que je t’aime ». Camille parle ici à la place de Dieu, elle s’en fait le porte-parole. « Il y a quinze ans qu’il le sait » : elle avoue avoir toujours aimé Perdican. Pourquoi Dieu s’offenserait-il qu’elle aime Perdican ? Parce qu’il est son rival : Camille hésitait entre devenir religieuse (= épouse de Dieu) ou se marier avec Perdican. Mais le mariage est aussi un chemin de sainteté pour les chrétiens et Dieu ne s’opposera pas à cette union puisqu’elle est sincère.

La réaction de Perdican prend la forme d’une exclamation : « chère » = affection, « créature » = vocabulaire religieux = créée par Dieu, « tu es à moi » : il constate leur amour réciproque et sincère, la possibilité d’un avenir commun heureux. Leur aveu d’amour et ce baiser, dans une chapelle, devant l’autel, fait penser à une cérémonie de mariage (remarque : dans un mariage, il y a toujours des témoins, ce qui est aussi le cas ici : Rosette + les spectateurs). La didascalie montre que son geste témoigne son amour : « il l’embrasse » mais au moment même où ce couple se forme, il déchire celui formé avec Rosette, d’où la suite de la didascalie : « on entend un grand cri derrière l’autel ».

Dans ce début d’extrait, Camille et Perdican s’avouent leur amour, retrouvant une parole sincère, de vérité, qui témoigne de ce que ressent réellement leur cœur. Cela ferait une fin de comédie parfaite, avec un mariage à la clef. Mais ils ne sont pas seuls et cette vérité blesse celle qui se cache dans la chapelle, ce qui transforme la comédie en drame romantique par une fin tragique.

 

II/ L’amour rendu impossible par la mort de Rosette = quand la parole tue

Camille comprend immédiatement qui a crié derrière l’autel : « c’est la voix de ma sœur de lait ». Elle désigne Rosette par une périphrase, sans la nommer clairement. Cette périphrase souligne le lien de proximité qu’elle a avec la jeune paysanne, leur passé commun.

Perdican s’étonne de sa présence : « comment est-elle ici » puisqu’il la croit dans l’escalier, ce qu’il affirme dans la suite de la phrase à l’aide d’un plus-que-parfait indiquant la double antériorité du geste. « Il faut donc qu’elle m’ait suivi » : il répond lui-même à sa question. Donc : conjonction de coordination qui marque ici la conclusion de son raisonnement.

Entrons : Camille utilise la première personne du pluriel, indiquant que le couple existe encore à ses yeux. Elle propose une action, à l’impératif, où les deux personnages restent unis. On : pronom indéterminé renvoie à Rosette sans la nommer, comme si elle était encore cachée ou déjà disparue.

Perdican répond sur le registre émotionnel : « je ne sais » indique par la première personne du singulier que, dans son esprit, le couple est disloqué, divisé. Il s’agit d’une négation totale avec l’absence du forclusif « pas » qui est implicite dans cette phrase.

« sang » = violence, sang, trace du meurtre de Rosette. Au figuré, avoir du sang sur les mains signifie être coupable d’un assassinat. Cela préfigure la mort de Rosette qui n’est pas encore connue des personnages.

Camille répond en utilisant une périphrase désignant Rosette, faisant comme si elle était encore vivante. Pauvre indique la compassion, le registre pathétique. Enfant rappelle la jeunesse, l’innocence et la naïveté de Rosette. Camille semble dans le déni : elle utilise encore « nous » comme si le couple pouvait surmonter cette épreuve, dans une asyndète. Elle énonce une nouvelle injonction (donc en utilisant l’impératif) : « portons-lui secours », comme s’il était encore possible de l’aider. « Hélas » = interjection et exclamation qui forment une pierre d’attente pour la fin tragique de la pièce. « Tout cela est cruel » : tournure impersonnelle. Le discours imprécis de Camille masque la vérité : ce sont les personnages de Perdican et Camille qui sont cruels en réalité.

Camille se heurte à un refus catégorique de Perdican, appuyé par « en vérité » + négation totale (adverbe de négation n’ + forclusif pas). « froid mortel » + « paralyse » : champ lexical de la mort, préfigure l’annonce de celle de Rosette (c’est presque une hypallage puisque c’est Rosette et non Perdican qui est froide, morte).

Je s’oppose à vas : dislocation du couple dans le discours qui précède de peu la séparation physique (Camille quitte la scène) et la séparation finale « adieu ».

La tirade de Perdican forme un monologue, une supplique s’adressant à Dieu. Contrairement au moment de bonheur du début du texte où il tutoie Dieu, il se met à le vouvoyer dans la détresse, indiquant la distance qui s’est creusée entre eux.

Il utilise la métaphore de l’enfant et du jouet (« joué ») pour signifier leur insouciance. « Insensés » forme une répétition avec le début du texte, un écho.

Suite du champ lexical de la mort + antithèse avec « vie » dans la même phrase.

Conjonction de coordination « mais » précède « notre cœur est pur », ce qui semble contradictoire, paradoxal.

« ne tuez pas » : impératif de prière adressée à Dieu, mais ce n’est pas Dieu qui tue Rosette, ce sont les personnages cruels, « Dieu juste » en exclamation : oppose Dieu aux Hommes qui sont injustes.

Perdican utilise ensuite plusieurs verbes au futur pour rêver d’un monde meilleur. Toutefois, il est trop tard pour Rosette. Le rythme de la phrase est ternaire et Rosette est omniprésente notamment via les pronoms « elle » + « lui ». La négation totale et le vocatif de prière précèdent la question à Camille qui rentre en scène.

La réponse est brutale et paradoxale : elle annonce en peu de mots la mort de Rosette et son entrée au couvent. Finalement, l’obstacle à leur union (Rosette) disparaît mais comme ils sont responsables de sa mort les jeunes amants ne peuvent s’unir. Ils ont donc ruiné 3 vies/chances de bonheur par leur inconséquence.  

En définitive, Musset invite son lecteur à réfléchir au rôle que joue la parole dans son quotidien, à l’usage qu’il en fait car les paroles douces réconfortent autant que les paroles blessantes tuent. Il ouvre sur une réflexion plus large : littéraire. Il pose ainsi la question de la parole en littérature puisqu’elle est bien davantage qu’un simple divertissement.

Choisissez votre ouverture … voici quelques pistes :

  • Parcours rire et savoir : écrire pour convaincre et faire réfléchir
  • Parcours personnages en marge, plaisirs du romanesque : Camille agit à l’inverse de des Grieux et Manon
  • Parcours émancipations créatrices : Rimbaud et Musset ont en commun de ne pas respecter les codes du genre qu’ils pratiquent pour créer autre chose, une nouvelle forme