Abbé Prévost La rencontre

Texte : La rencontre de Manon

J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquai-je un jour plus tôt ! j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité. Il en sorit quelques femmes qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait pour faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention ; moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement imide et facile à déconcerter ; mais, loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L’amour me rendait déjà si éclairé depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments ; car elle était bien plus expérimentée que moi : c’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence scolasique purent me suggérer. Elle n’affecta ni rigueur ni dédain. Elle me dit, après un moment de silence, qu’elle ne prévoyait que trop qu’elle allait être malheureuse ; mais que c’était apparemment la volonté du ciel, puisqu’il ne lui laissait nul moyen de l’éviter. La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt l’ascendant de ma destinée, qui m’entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma réponse. Je l’assurai que si elle voulait faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresse infinie qu’elle m’inspirait déjà, j’emploierais ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents et pour la rendre heureuse. Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d’où me venait alors tant de hardiesse et de facilité à m’exprimer ; mais on ne ferait pas une divinité de l’amour, s’il n’opérait souvent des prodiges : j’ajoutai mille choses pressantes.

Intro :

Manon Lescaut est un roman libertin écrit en 1731 par l'abbé Prévost (1697-1763), un homme d'église aussi écrivain et traducteur. Au cours de sa vie de voyages et d'exil, il rédige les mémoires et aventures d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde, dont Manon Lescaut est le VIIe tome. L'auteur a eu une vie trépidante, parfois éloignée des dogmes de l'Eglise, à l'instar de ses protagonistes. Cet ouvrage est un roman, c'est-à-dire un texte en prose dont l'histoire repose sur une fiction. La rencontre entre Manon Lescaut et le chevalier des Grieux figure au début du livre.
Problématique 1 : Comment l'abbé Prévost inscrit-il le libertinage dans l'attitude des protagonistes ?
Plan pb 1 :
1) L'innocence du chevalier des Grieux
2) Manon Lescaut, un personnage libertin
3) L'amour
Problématique 2 : Comment l'abbé Prévost montre-t-il l'écart entre l'innocence du chevalier des Grieux et le penchant au plaisir de Manon Lescaut ?
Plan pb 2 :
1) L'innocence de des Grieux
2) Le penchant au plaisir de Manon
Problématique 3 : Comment l'abbé Prévost fait-il de des Grieux et de Manon Lescaut des personnages en marge ?
Plan pb 3 :
1) La société du XVIIIe siècle : une société d'ordres et des convenances (lignes 1 à 11)
2) Des personnages en marge : les protagonistes libertins (lignes 11 à la fin).

Lecture linéaire :

Ligne 1 : Plus-que-parfait sert à exprimer une double antériorité : on parle au passé d'une chose qui s'est produite avant une autre. Trois compléments précisent l'action et son cadre : un COD (Complément d'objet direct "le temps"), un COI (complément d'objet indirect "de mon départ") et un complément circonstanciel de lieu ("d'Amiens").

Lignes 2-3 : conditionnel passé : exprime à la fois une condition et un regret. Phrases exclamatives + "hélas" = fait penser à la tragédie ; laisse imaginer un destin lugubre. "J'aurais porté chez mon père toute mon innocence" : sorte de prétérition/prolepse : il a perdu son innocence entre temps.
"étant" = gérondif, l'action dure ; action qui renvoie au plaisir.
Il n'est pas seul : "avec mon ami" (complément d'objet indirect). L'ami s'appelle Tiberge, un nom aux sonorités antiques et intégrant "berger", qui annonce son rôle à la fois de futur abbé et de gardien du chevalier.

Ligne 4 : "vîmes" = passé simple, action brève. Accélération du rythme du récit. "coche" = voiture hippomobile. "hôtellerie" = hôtel/auberge.

Ligne 5 : "curiosité" = elle a souvent des conséquences néfastes ; "motif" + négation = semble se justifier, il est l'objet du destin.

Lignes 6-7 : "Quelques femmes" = pluriel, elles sont indistinctes. "Mais" = conjonction de coordination d'oppositition. "Une" = singulier ; du général au particulier. "fort jeune" = elle semble innocente puisqu'elle est jeune. "seule" mais sous la surveillance d'un valet "qui paraissait lui servir de conducteur" = peu d'importance accordée aux domestiques,  normalement une jeune fille ne doit pas rester seule (non respect des convenances sociales). Elle semble vulnérable et accessible à la fois : le chevalier est incité à aller vers elle. Des Grieux ne s'intéresse qu'à elle.

Lignes 8 à 11 : virgules nombreuses = rythme saccadé, comme un essoufflement et un coeur qui bat la chamade.
"si charmante" = caractère hyperbolique de l'apparition. "charmante" = (charme) jolie et ensorceleuse.
"jamais pensé à la différence des sexes" = innocence, candeur. Négation forte "jamais + ni". "regardé une fille avec un peu d'attention" = la rencontre perturbe ses habitudes et attitudes. "sagesse + retenue" = auparavant, il était sage / opposition avec son attitude audacieuse lors de la rencontre avec Manon.
Hyperbole : "enflammé jusqu'au transport" = coup de foudre.
Répétition du "moi" en début de proposition et isolé par une virgule = anaphore qui sert à ancrer le point de vue du personnage.
"Dis-je" : incise, le narrateur apparaît : c'est Des Grieux âgé qui raconte. "si" = adverbe d'intensité qui renvoie à Manon.

Lignes 12 à 13 : "maîtresse de mon coeur" = Manon qui gouverne son coeur désormais (donc il n'est plus maître de lui-même, il devient son esclave) ; maîtresse renvoie aussi par polysémie au terme qui désigne celle avec qui l'on couche sans être marié. C'est aussi une périphrase pour évoquer Manon. Concernant les sonorités, "maîtresse" et "faiblesse" semblent se répondre comme pour souligner que cette maîtresse va aussi devenir la faiblesse du chevalier.
Pourtant, d'ordinaire, le chevalier est "excessivement timide et facile à déconcerter" : hyperbole.
"Mais", "et" + "alors" = fait penser à un théorème de mathématiques ; cette rencontre semble avoir des conséquences inéluctables.

Ligne 14 : "Quoiqu'elle fût" = opposition entre ce qui semble normal et ce qu'il se passe : elle est plus jeune que lui mais semble habituée aux politesses des hommes = paradoxe qui annonce la transgression des moeurs qu'est le libertinage.

Ligne 15 : Des Grieux questionne Manon sur son voyage et ses connaissances. C'est une manière de l'aborder très civile.

Ligne 16 : "répondit ingénument" = elle semble ingénue, innocente. Il s'agit probablement d'une ruse de Manon. "qu'elle y était envoyée par ses parents" : ce n'est pas son choix de venir à Amiens ; Manon, dans la grammaire est l'objet de l'action car la tournure est passive. "pour être religieuse" : le "pour" exprime un but ; "être" : verbe d'état + "religieuse" : entrer dans les ordres et y rester jusqu'à la fin de sa vie (ce qui est contradictoire avec le caractère inconstant de Manon).

Lignes 17-18 : L'amour semble éclairant par une métaphore. "déjà"/"si" : opposition et intensité paradoxale. "un moment" = pas longtemps, un instant.   Comparaison entre "dessein" et "coup mortel". "Désirs" : la religion s'oppose à l'assouvissement de ces désirs (sexuels).

Ligne 19 : Verbes au passé simple : action brève passée. Son discours est contre la bienséance : tous les deux sont destinés aux ordres religieux donc ne sont pas censés parler d'amour. "Qui lui fit comprendre mes sentiments" : il essaye de la séduire et le narrateur âgé l'explique à l'aide d'une prétérition. "car elle était bien plus expérimentée que moi" : opposition entre les deux jeunes gens (lui est naïf mais elle est expérimentée) ; car = cause ; cette proposition est ajoutée par Des Grieux âgé. Cette explication, il ne l'a eue qu'a posteriori. Elle crée une attente chez le lecteur, qui veut savoir la suite. Dans ces deux dernières phrases, le chevalier mélange les désirs et l'amour, qui, pour lui, vont de paire.

Lignes 20 à 22 : "C'était malgré elle" : ce n'est pas son choix de devenir religieuse ; Des Grieux se justifie en se donnant un plus beau rôle, la situation de la jeune fille lui inspire de la pitié. Il combat la "cruelle intention" de ses parents. Une hyperbole évoque ensuite leur "tyrannie".
"pour arrêter sans doute son penchant au plaisir" = c'est Des Grieux âgé qui ajoute cette remarque ; le mot plaisir envoie ici aux plaisirs charnels et annonce la suite.
"qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens" = prolepse : Figure de style qui consiste à dévoiler une partie de l'avenir et créer une attente chez le lecteur. Ton tragique, peut-être teinté de remords. Ces dernières phrases annoncent la marginalisation des protagonistes, leurs actions immorales qui les mettent en marge et tout le plaisir du romanesque.

Les marques de la fatalité indiquent un destin tragique : "l'amour me rendait déjà si éclairé" = le chevalier n'est pas acteur de son destin car c'est l'amour qui est sujet du verbe, le réduisant à un COD.
Le chevalier demande à Manon de lui faire confiance (sans se demander si l'inverse est possible) : "si elle voulait faire quelque fond sur mon honneur". L'hyperbole "tendresse infinie qu'elle m'inspirait déjà" montre son aveuglement total, son caractère ingénu et spontané.
Des Grieux est très jeune et impulsif : "ne me permirent pas de balancer un moment". Il se précipite sans réfléchir. Il s'étonne encore (le mot "étonné" est très fort à l'époque = choqué) de son attitude. D'ailleurs, il semble ressasser ce passé puisqu'il ajoute l'expression hyperbolique "mille fois".
"Tant de hardiesse et de facilité à m'exprimer" : l'amour l'a changé complètement. Il l'explique en introduisant une conjonction de coordination d'opposition : "mais".
"On ne ferait pas une divinité de l'amour, s'il n'opérait souvent de prodiges" : allusion à cupidon qui décoche ses flèches ; aux dieux antiques de l'Amour contre lesquels rien ne sert de lutter : ils opèrent des "prodiges", de la magie, des miracles = plaisir ; mais il est également impossible de leur résister = justification de son attitude a posteriori et position de héros tragique face à son destin. Il s'est déjà promu chevalier servant comme dans les romans d'amour courtois avec tout un champ lexical martial : "employer sa vie", "délivrer", "combattis", etc.
Il cède, vaincu : "j'ajoutai mille choses pressantes" = il ne résiste guère. Hyperbole "mille".

Conclusion :

En définitive, le lecteur assiste à une scène d'innamoramento. Cependant, elle ouvre sur un roman d'apprentissage peu classique puisqu'il montre un monde libertin et offre un mélange des genres.

Ouvertures possibles :
- Le roman-mémoires de Denis Diderot La religieuse (1780) qui raconte la vie d'une jeune fille forcée à entrer dans les ordres qui parvient à s'en tirer après bien des péripéties, mais sans se montrer libertine du tout.
- Le roman épistolaire Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (1782), où madame de Merteuil tisse des liens diaboliques pour manipuler tous les autres personnages, y compris son complice libertin.
- Le tableau Le verrou de Fragonard (1777) montre deux amants enlacés semblant vivre une passion dévorante.
- La chanson des Ogres de Barback "L'Air bête" met en scène un amoureux obéissant au pied d'une infidèle.

Exemple de plan pour un commentaire composé :

I/ Un roman d’apprentissage
1) Coup de foudre : étonnement, surprise
2) Rencontre amoureuse= sortie de l’enfance, bouleversement intérieur, innamoramento
3) Perte de contrôle : Manon prend le contrôle de la vie de des Grieux

II/ Un roman libertin
1) Transgression des codes sociaux
2) Des protagonistes marginaux : anti-héros, escrocs
3) L’importance du plaisir : des personnages, du texte

III/ Un mélange des genres : mémoires, voyages et tragédie
1) Destin tragique inéluctable
2) Récit de voyage : les véhicules, la fuite (annoncent le bateau)
3) Travail du souvenir : Apologie personnelle

 

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