Beaumarchais

Objet d’étude : Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle 

Parcours : théâtre et stratagème 

 

Beaumarchais 

Le Barbier de Séville, 1775

Acte IV, scène 6 

 

Le Comte 

Vous, Rosine ! la compagne d’un malheureux ! sans fortune, sans naissance !… 

Rosine 

La naissance, la fortune ! Laissons là les jeux du hasard ; et si vous m’assurez que vos intentions sont pures…  

Le Comte, à ses pieds 

Ah ! Rosine ! je vous adore !… 

Rosine, indignée 

Arrêtez, malheureux !…vous osez profaner… Tu m’adores !…va, tu n’es plus dangereux pour moi : j’attendais ce mot pour te détester. Mais, avant de t’abandonner au remords qui t’attend (en pleurant), apprends que je t’aimais, apprends que je faisais mon bonheur de partager ton mauvais sort. Misérable Lindor ! j’allais tout quitter pour te suivre. Mais le lâche abus que tu as fait de mes bontés, et l’indignité de cet affreux comte Almaviva, à qui tu me vendais, ont fait rentrer dans mes mains ce témoignage de ma faiblesse. Connais-tu cette lettre ?  

Le Comte, vivement 

Que votre tuteur vous a remise ?  

Rosine, fièrement 

Oui, je lui en ai l’obligation.  

Le Comte 

Dieux, que je suis heureux ! Il la tient de moi. Dans mon embarras, hier, je m’en suis servi pour arracher sa confiance ; et je n’ai pu trouver l’instant de vous en informer. Ah ! Rosine ! il est donc vrai que vous m’aimez véritablement !  

Figaro 

Monseigneur, vous cherchiez une femme qui vous aimât pour vous-même…  

Rosine 

Monseigneur !… Que dit-il ?  

Le Comte,jetant son large manteau, paraît en habit magnifique. 

Ô la plus aimée des femmes ! il n’est plus temps de vous abuser : l’heureux homme que vous voyez à vos pieds n’est point Lindor ; je suis le comte Almaviva, qui meurt d’amour, et vous cherche en vain depuis six mois.  

Rosine tombe dans les bras du comte. 

Ah !… 

 

 

 

 

 

Introduction :

Pierre Augustin Caron de Beaumarchais (1732-1799) a eu une vie trépidante qui a inspiré le personnage de Figaro ressemblant à l’auteur. Il est un personnage central dans la trilogie célèbre : Le Barbier de Séville (1775), Le Mariage de Figaro (1776) et La Mère coupable (1792). L’auteur s’inscrit dans le mouvement des Lumières, promouvant la raison, la liberté et le progrès, luttant contre l’injustice, les préjugés et l’arbitraire. Son théâtre traduit la contestation sociale annonçant la Révolution française. Le Barbier de Séville est une comédie mettant en scène le comte Almaviva. Cet homme riche se fait passer pour un pauvre du nom de Lindor de manière à séduire Rosine, dont il est tombé amoureux mais qui demeure retenue chez Bartholo son ancien précepteur et prétendant. L’astuce est imaginée par le valet Figaro fidèle au comte. Cette scène se trouve dans le dernier acte de la pièce et en constitue l’acmé. Comment Beaumarchais présente-t-il le double aveu qui dénoue sa comédie ? Dans un premier temps, nous nous intéresserons à l’aveu de l’amour de Rosine masqué par sa haine (ligne 1 à 11). Dans un second temps, nous étudierons celui du Comte (lignes 12 à la fin). 

 

I/  

Lignes 1-3 : “Vous Rosine !” = apostrophe ; “la compagne d’un malheureux” : périphrase; “sans” = anaphore ; “fortune, naissance” = phrases exclamatives en gradation. Le comte signifie qu’elle mérite mieux qu’un pauvre. 

La construction en chiasme répète la fin de la réplique du comte avec la parole de Rosine : “la naissance, la fortune”. “Laissons là les jeux du hasard” : périphrase pour désigner le destin. Rosine donne des ordres mais elle s’inclut dans “laissons”. Allitération en l : montre qu’elle n’écoute pas, qu’elle veut passer à autre chose.  

Ligne 4 : La didascalie indique que le comte est à ses pieds, c’est-à-dire dans la posture de la demande en mariage. 

“Ah ! Rosine !” : interjection ; il répète son nom car elle est la seule qu’il aime. “je vous adore” : le mot est très fort, normalement réservé à la religion = métaphore précieuse qui indique que l’amoureux considère Rosine comme une déesse. 

Lignes 5 à 11 : Début d’une tirade. Pourtant, la réaction de Rosine est inattendue. La didascalie indique qu’elle est “indignée”. D’ailleurs, sa réplique commence par un impératif “arrêtez, malheureux” + adjectif qui signale qu’il fait une bêtise. “Vous osez profaner” : elle vouvoie celui qu’elle croit être Lindor et l’accuse de blasphème contre l’amour considéré comme sacré. Le lecteur voit son hésitation avec les points de suspension répétés. “Tu m’adores !” : elle abandonne le vouvoiement, pour rabaisser son interlocuteur, comme on tutoie un domestique.  

“va” : elle le rejette ; “tu n’es plus dangereux pour moi” : ceux qui représentent un enjeu pour nous sont ceux que nous aimons. Elle lui signifie son désamour. “j’attendais ce mot pour te détester” : sous-entend que ce n’était pas encore le cas, autrement dit, Rosine avait d’autres sentiments pour lui. “Mais” conjonction de coordination d’opposition : elle ne le renvoie pas immédiatement. “avant de t’abandonner au remords qui t’attend” : elle le condamne au remords mais elle est triste. La didascalie montre qu’elle prononce la suite “en pleurant”, montrant qu’elle a le cœur brisé par la trahison que le quiproquo lui fait croire : elle croit avoir été séduite par Lindor pour être donné au comte, un inconnu. Elle veut tout de même lui avouer son amour : “apprends que je t’aimais, apprends que je faisais mon bonheur de partager ton mauvais sort”. Le temps utilisé est l’imparfait, pour indiquer que c’est fini, qu’elle ne veut plus l’épouser. Il y a une anaphore “apprends que” et une antithèse entre bonheur et mauvais sort. “Misérable Lindor” : l’insulte indique sa colère. 

“J’allais tout quitter pour te suivre” : Répète qu’elle n’en a plus l’intention. 

“Mais” : conjonction de coordination d’opposition qui indique pourquoi elle a changé d’avis. “le lâche abus” renvoie au stratagème de Figaro. “cet affreux comte Almaviva” : l’effet est comique car Rosine critique le comte sans savoir que c’est à lui qu’elle s’adresse. “tu me vendais” : référence au commerce triangulaire par métaphore. Puis, elle lui montre la lettre à l’origine du quiproquo. 

 

II/  

Ligne 12 : La question de Rosine appelait une justification de la part de son interlocuteur. Toutefois, il ne répond pas réellement mais la questionne à son tour, par une phrase sous forme de proposition complétant celle de Rosine. La didascalie « vivement » indique qu’il ne réfléchit pas mais sait déjà la provenance de l’objet. 

Ligne 13 : Rosine répond « fièrement » d’après la didascalie. « Je lui en ai l’obligation » = je lui en suis reconnaissante. 

Lignes 14 à 16 : « Dieux » : le pluriel désinvolte est typique de l’esprit des Lumières face à la religion chrétienne. Il s’agit du début de l’aveu du stratagème du Comte, d’où l’exclamation « que je suis heureux ». L’explication ne vient qu’après une phrase énigmatique pour Rosine : « il la tient de moi ». L’auteur joue de la double énonciation : le lecteur sait ce que Rosine ignore ici. « Pour arracher sa confiance » = hyperbole qui montre la difficulté d’approcher Rosine. Le manque de temps pour communiquer explique le quiproquo. « Ah ! » : interjection, exprime ici l’intensité de son amour, appuyée par la répétition du nom de sa dulcinée « Rosine ! ». « il est donc vrai que vous m’aimez véritablement » : ce présent peut surprendre après l’annonce de haine qui vient d’être faite. L’allitération en « v » (et en « m ») rappelle l’aveu de vérité et annonce sans doute l’union du « vous » et du « moi » dans la formation du couple.  

Ligne 17 : Intervention de Figaro : « Monseigneur » : dévoile la véritable identité du comte car ce titre ne se donne guère aux pauvres. Il dévoile ainsi son propre stratagème et son objectif « vous cherchiez une femme qui vous aimât pour vous-même ». 

Ligne 18 : Rosine répète, en anaphore, ce titre qui l’interpelle : « Monseigneur ! » et demande une explication « qui dit-il ? ». Les points de suspension indiquent sa perplexité, une hésitation.  

Ligne 19 : La didascalie indique que le comte se dévoile au sens propre comme au figuré, montrant sa richesse et son statut social. « Ô » : Divinise Rosine ; « la plus aimée des femmes » = superlatif en forme de périphrase exclamative. « Il n’est plus temps de vous abuser » = il faut vous faire connaître la vérité. « l’heureux homme » = périphrase désignant le comte, lui permet d’exprimer ses sentiments, son bonheur. « n’est point Lindor » : explique d’abord ce qu’il n’est pas, par une négation partielle ; « je suis le comte Almaviva » : il rétablit la vérité ; « qui meurt d’amour » = hyperbole précieuse car il ne meurt pas réellement mais exprime un sentiment extrêmement fort. « et vous cherche en vain depuis six mois » : reprend la réplique de Figaro (cherchiez) sous une forme hyperbolique et d’antiphrase. C’est une antiphrase puisqu’il est à ses pieds et qu’ils s’aiment tous les deux.  

Ligne 20 : Rosine tombe dans les bras du comte, indiquant qu’elle lui pardonne sa tromperie et lui rend son amour avec une interjection expressive « ah ! ».  

Conclusion : 

Grâce à son ingénieux valet Figaro, le comte est parvenu à ses fins et le dénouement de la pièce est heureux, comme il se doit dans une comédie. L’aveu de désamour de Rosine se trouve renversé par le rétablissement de la vérité et l’amour triomphe finalement. Ce pardon final peut être comparé à celui qu’Araminte offre à la fin des Fausses Confidences de Marivaux à Dorante qui s’est fait engagé comme intendant dans sa maison pour tenter de la séduire.