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Madame Bovary Flaubert

Objet d’étude : Le roman et le récit du Moyen-Âge au XXIesiècle

Parcours associé : Personnages en marge, plaisir du romanesque

Madame Bovary

Gustave Flaubert

 

 

On parla d’abord du malade, puis du temps qu’il faisait, des grands froids, des loups qui couraient les champs, la nuit. Mlle Rouault ne s’amusait guère à la campagne, maintenant surtout qu’elle était chargée presque à elle seule des soins de la ferme. Comme la salle était fraîche, elle grelottait tout en mangeant, ce qui découvrait un peu ses lèvres charnues, qu’elle avait coutume de mordillonner à ses moments de silence.

Son cou sortait d’un col blanc, rabattu. Ses cheveux, dont les deux bandeaux noirs semblaient chacun d’un seul morceau, tant ils étaient lisses, étaient séparés sur le milieu de la tête par une raie fine, qui s’enfonçait légèrement selon la courbe du crâne ; et, laissant voir à peine le bout de l’oreille, ils allaient se confondre par derrière en un chignon abondant, avec un mouvement ondé vers les tempes, que le médecin de campagne remarqua là pour la première fois de sa vie. Ses pommettes étaient roses. Elle portait, comme un homme, passé entre deux boutons de son corsage, un lorgnon d’écaille.

Quand Charles, après être monté dire adieu au père Rouault, rentra dans la salle avant de partir, il la trouva debout, le front contre la fenêtre, et qui regardait dans le jardin, où les échalas des haricots avaient été renversés par le vent. Elle se retourna.

— Cherchez-vous quelque chose ? demanda-t-elle.

— Ma cravache, s’il vous plaît, répondit-il.

Et il se mit à fureter sur le lit, derrière les portes, sous les chaises ; elle était tombée à terre, entre les sacs et la muraille. Mlle Emma l’aperçut ; elle se pencha sur les sacs de blé. Charles, par galanterie, se précipita, et, comme il allongeait aussi son bras dans le même mouvement, il sentit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille, courbée sous lui. Elle se redressa toute rouge et le regarda par-dessus l’épaule, en lui tendant son nerf de bœuf.

 

(Suite dans le roman)

Au lieu de revenir aux Bertaux trois jours après, comme il l’avait promis, c’est le lendemain même qu’il y retourna, puis deux fois la semaine régulièrement sans compter les visites inattendues qu’il faisait de temps à autre, comme par mégarde.

Introduction :

[Biographie de l’auteur] Gustave Flaubert est un des romanciers les plus célèbres du XIXe siècle. Il fréquente d’ailleurs George Sand et Sainte-Beuve dans les salons littéraires du Second Empire, puis enseigne l’écriture à Guy de Maupassant. Ses œuvres les plus connues sont L’éducation sentimentale, Salammbô ou encore Madame Bovary, publié sous la forme d’un roman feuilleton en 1856. Cette héroïne a donné son nom au comportement qui consiste à fuir dans le rêve l'insatisfaction éprouvée dans la vie : le bovarysme. Elle a également valu à son créateur de comparaître en justice pour immoralité. [Résumé de l’œuvre] En effet, le personnage principal de l’œuvre éponyme adopte une conduite adultérine jugée inconvenante dans un roman. [Mouvement littéraire d’appartenance] Toutefois, la recherche de vérité du mouvement réaliste prime : il s’agit de montrer le monde tel qu’il est, sans illusion, y compris dans les scènes de mœurs, la vie conjugale ou les tensions sociales. [Problématique] Comment Gustave Flaubert met-il en scène la rencontre de ses protagonistes de façon réaliste ? [Plan] Dans un premier mouvement, des lignes 1 à 11 (“roses”), il brosse un portrait féminin cliché qui fait le plaisir du romanesque. Dans un second mouvement, de la ligne 11 à la fin, il réinvente la rencontre d’un personnage naïf et d’un personnage en marge.

 

I/ Le poncif du portrait féminin

La description d’Emma vue par les yeux amoureux de Charles souligne la beauté de la jeune femme, l’appétit du médecin de campagne et la sensualité des personnages.

Lignes 1 et 2 : Les conjugaisons du passé simple et de l’imparfait sont typiques du récit, du genre narratif. La conversation semble impersonnelle, futile, répondant aux convenances sociales. Le pronom « on » désigne ici Charles et Emma de manière impersonnelle. Les phrases longues, ralenties par les compléments circonstanciels de temps (« nuit ») et de lieu (« dans les champs »). La focalisation semble externe car nous ne connaissons les pensées ou sentiments d’aucun personnage au début du passage. Le champ lexical du monde rural commence : « loups », « champs » ; de même que celui du froid : « grands froids », « nuit ».

Lignes 2-3 : Melle = montre que la jeune femme n’est pas mariée ; Rouault = son patronyme. Le champ lexical de la campagne se poursuit, indiquant un cadre ennuyeux pour l’héroïne : « campagne », « ferme ». La négation et la formule « à elle seule » insistent sur l’isolement dans lequel Emma se situe. “Maintenant” = complément circonstanciel de temps indiquant un changement dans la vie de la jeune femme. Elle vivait dans un cadre plus citadin auparavant et elle s’occupe de la ferme désormais car son père est malade.

Lignes 4-5 : « Comme » = complément circonstanciel de cause. Le champ lexical du froid se poursuit : « fraîche », « grelottait ». Il dévoile l’inconfort de l’habitation modeste.  Pourtant, le regard se focalise sur des détails qui semblent dévoiler une certaine sensualité, indiquant que nous regardons Emma au travers des yeux de Charles : « lèvres charnues », « mordillonner ». « Avait coutume » traduit une habitude, ce qui sous-entend que les personnages se connaissent déjà et que l’héroïne est coutumière des silences, probablement de la rêverie (son ennui est à l’origine du bovarysme).

Deuxième paragraphe :

Point de grammaire sur les adjectifs : Dans quel passage sont-ils plus nombreux ? A quoi renvoient-ils ? A quoi servent-ils ? Comment qualifier un passage où ils sont si nombreux ?

Il s’agit d’une description très détaillée et méliorative d’Emma, vue par Charles. Il passe en revue certaines parties du corps considérées comme sensuelles ainsi que des éléments de ses vêtements, à l’aide d’adjectifs qualificatifs (dont la plupart sont des épithètes) :

  • Retrouvez le nom qualifié et indiquez-le dans la première colonne
  • Dans la seconde colonne, indiquez de quel type d’adjectif il s’agit : épithète (rien ne le sépare du nom qualifié), apposé (séparé du nom par une virgule) ou attribut du sujet (séparé du nom par un verbe d’état : “sembler, paraître, être, passer pour”, etc.).

Adjectifs             (nom qualifié)

Type d’adjectif

« charnues »      (lèvres)

Épithète

« blanc »           (col)

Épithète

« rabattu »        (col)

Apposé

« noirs »    (bandeaux = cheveux)

Épithète

« lisses »           (cheveux)

“fine”           (raie)

Attribut

Épithète

« abondant »      (chignon)

“ondé”              (mouvement)

Épithète

Épithète

« roses »           (pommettes)

Attribut

Emma semble une fille soignée, propre, qui apparaît dans un contraste achrome (noir et blanc). Certains détails sensuels sont rattachés à une précision renvoyant à une éducation stricte (qui a eu lieu au couvent) : le cou/le col blanc rabattu, la chevelure abondante/coiffée en chignon. Les pommettes roses correspondent au canon de beauté de l’époque et représentent un poncif du portrait.

Ligne 10 : Périphrase pour évoquer Charles : « le médecin de campagne ». Cette périphrase le rattache au monde rural qui ennuie Emma et qu’elle juge médiocre. Elle indique en même temps son métier, qu’il n’exerce pas avec brio. « Pour la première fois » prouve au lecteur que Charles a déjà vu Emma mais sans la considérer vraiment. Là, il la dévisage. Cela prouve à la fois sa lenteur d’esprit (déjà montrée dans le roman) et sa naïveté. Son désir naissant se mesure à la dernière phrase du paragraphe, où ses yeux s’attachent à la poitrine de la jeune fille : « corsage ».

Emma semble un personnage en marge, qui attire Charles parce qu’elle ne ressemble pas aux autres femmes. Cette scène n’est pas la première rencontre des protagonistes mais il s’agit de la première fois où Charles ouvre les yeux sur le charme de la jeune femme. C’est une scène d’innamoramento typique du roman et donc du plaisir du romanesque.

II/ La sensualité de la scène

Emma porte « comme un homme » un monocle : l’objet renvoie à ses lectures, au plaisir de lire, à son éducation au couvent. La remarque de Charles montre toutefois l’emplacement de ses yeux : ils sont sur la poitrine d’Emma. Cela révèle la sensualité des formes de la jeune femme remarquée par Charles. Cet objet généralement masculin devient un topos de la littérature signalant les femmes « en marge », annonçant des vies sexuelles aventurières, comme le chapeau d’homme porté par la protagoniste de L’Amant de Marguerite Duras lors de sa rencontre avec le chinois.

Charles monte à l’étage pour prendre congé de son malade. Lorsqu’il redescend, il contemple à nouveau la jeune fille. Emma a des attitudes romantiques, rêveuses (déjà annoncées par ses « moments de silence » du début du texte) : « front contre la fenêtre », probablement dues à son ennui, sa tristesse (le spleen ?), des aspirations plus grandes nées de ses lectures.

Lignes 16-17 : Comme il interrompt sa rêverie, elle s’adresse à lui au discours direct. Le dialogue est extrêmement court. Charles, répond par une phrase nominale de deux mots « ma cravache » avant d’ajouter une courte formule de politesse : « s’il vous plaît ». Ce mot renvoie à la panoplie du cavalier : le médecin de campagne se déplace à domicile à cheval avec une simple trousse d’instruments.

Ligne 18 : « Il se mit à fureter » : la métaphore n’est pas très glorieuse (= comparaison avec un furet = animalisation). Enumération servant à indiquer qu’il cherche dans tous les recoins de la pièce « sur le lit, derrière les portes, sous les chaises ». Malgré ses efforts, c’est la jeune fille qui la trouve « tombée à terre, entre les sacs et la muraille ».

Ligne 19 : Proximité du prénom avec « Melle Emma » qui annonce le rapprochement physique de la fin du texte.

Dernier paragraphe : Rapprochement dans le va-et-vient entre les pronoms qui alternent dans les dernières lignes. Les virgules et les verbes de mouvements + passé simple semblent indiquer une accélération du récit : « aperçut (l. 19), pencha, se précipita, allongeait ».

« Comme il allongeait » : complément circonstanciel de cause qui explique la position tendancieuse où les personnages vont se trouver. Le champ lexical des sensations se rencontre dans la fin du texte : « aperçut » (l. 19), « il sentit » (l. 21), « effleurer » (l. 21).

Naïveté de Charles : « par galanterie » + « se précipita », ce qui l’amène néanmoins, par maladresse, à une position scabreuse (= embarrassant, délicat, qui choque la décence), de domination physique et sociale. Elle aboutit à un frôlement (l. 21)  = caresse ; sensualité. L’auteur provoque un comique de situation. Charles est ridicule : par galanterie, il se retrouve dans une position délicate. Ce contact semble provoquer la gêne d’Emma puisque le rouge lui monte aux joues (l. 23). Cependant, le lecteur ignore s’il s’agit de gêne ou d’excitation puisque la focalisation paraît interne (Charles) dans ce passage.

Lignes 23-24 : « Lui tendant » = gérondif indiquant une action qui dure. Les deux gestes sont simultanés : « regarda » + « tendant ». L’auteur choisit une périphrase concrète pour désigner la cravache : « nerf de bœuf ». Le fait qu’Emma soutienne son regard pendant qu’elle lui rend sa cravache montre un aplomb certain. Cela souligne aussi qu’elle connaît ce que sous-entendu sa position, qu’elle comprend : elle semble moins naïve que Charles.

La scène s’avère sensuelle. Charles éprouve du désir pour Emma qu’il détaille et finit par toucher maladroitement. Ce rapprochement annonce leur futur mariage (d’où le titre Madame Bovary) et les frasques d’Emma la menant au suicide.

 

Conclusion :

Flaubert met en scène une rencontre qui annonce la suite du roman. En effet, Charles tombe amoureux d’Emma au cours d’une visite médicale, prétexte pour l’auteur au poncif du portrait de la jeune femme convoitée. Cependant, il pose des pierres d’attente pour le lecteur : l’héroïne éprouve du plaisir à lire, souhaite une vie romanesque, ce qui la met en marge de la société. La sensualité de la fin du passage annonce ses futures frasques, comme la rencontre du chevalier des Grieux avec Manon Lescaut préfigure leur libertinage. En outre, la crédulité du personnage masculin dans les deux romans les rapproche autant que la mort de leurs amantes respectives.

Autre ouverture possible :

Le chapeau d’homme porté par Marguerite Duras lors de sa rencontre avec le chinois sur le Mékong, en Indochine française, annonce sa liberté de mœurs dans l’œuvre autobiographique intitulée L’Amant.

Autre ouverture possible :

 La rocambolesque rencontre au bal de la Princesse de Clèves avec le duc de Nemours annonce un amour soudain. De même que Charles et Emma, La Princesse de Clèves et le duc de Nemours vivront un amour impossible en raison des attentes trop élevées des deux femmes, en marge de la société.