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François Rabelais Chapitre 50

 

Objet d’étude : La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle

Parcours associé : Rire et savoir

François Rabelais

Gargantua - Chapitre 50

 

Texte :
 

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Que Dieu soit avec vous !
    Je regrette de tout mon cœur que Picrochole ne soit pas ici, car je lui aurais fait comprendre que cette guerre avait lieu en dépit de ma volonté et que je ne souhaitais pas accroître mes biens ou ma renommée. Mais puisqu'il a disparu et qu'on ne sait où ni comment il s'est évanoui, je tiens à ce que son royaume revienne intégralement à son fils ; comme celui- ci est d'un âge trop tendre (il n'a pas encore cinq ans révolus), il sera dirigé et formé par les anciens princes et les gens de science du royaume. Et, puisqu'un royaume ainsi décapité serait facilement conduit à la ruine si l'on ne réfrénait la convoitise et la cupidité de ses administrateurs, j'ordonne et veux que Ponocrates soit intendant de tous les gouverneurs, qu'il ait l'autorité nécessaire pour cela et qu'il veille sur l'enfant tant qu'il ne le jugera pas capable de gouverner et de régner par lui-même.
    Je considère que trop de facilité et de laxisme à pardonner aux méchantes gens, leur offre l'occasion de plus facilement commettre de nouveaux méfaits, à cause de cette néfaste assurance de l'impunité.
    Je considère que Moïse, l'homme le plus doux qui fut sur terre en son temps, punissait sévèrement ceux qui se mutinaient et entraient en sédition au sein du peuple d'Israël.
    Je considère Jules César, empereur si débonnaire que, au dire de Cicéron, avoir le pouvoir de toujours sauver tout un chacun et de lui pardonner était à ses yeux le degré souverain de la réussite, et qu'avoir la volonté de le faire était son plus grand mérite ; malgré tout, dans certains cas, malgré ces maximes, il punit impitoyablement les fauteurs de rébellion.

Gargantua, héros de l’ouvrage éponyme paru en 1534, est un géant débonnaire né de la plume de François Rabelais. S’il est capable de provoquer le rire par ses bouffonneries, il peut se muer en chef politique responsable comme c’est le cas dans cette harangue faites aux vaincus.

Harangue : discours solennel devant une assemblée ou un personnage important.

Après avoir été écrasé par la troupe de Gargantua, Picrochole, souverain belliqueux à typique du Moyen âge s’enfuit honteusement en abandonnant ses troupes et son fils au vainqueur. Gargantua, au lieu de s’approprier son territoire, règle alors la question en souverain humaniste soucieux de préserver durablement la paix. La gravité de son ton correspond à un exposé de sciences politiques où Rabelais dépeint l’attitude que devraient adopter les princes. Comment l’auteur montre-t-il au lecteur l’utopie d’un gouvernement juste à travers la harangue de Gargantua ? Dans un premier mouvement, il brosse le portrait d’un souverain miséricordieux. Dans un second mouvement, il annonce tout de même des mesures de répression permettant une paix durable.

   

I. La générosité de Gargantua envers les victimes et les innocents : du début à « par lui-même » ligne 12.
II. Annonce des mesures de répressions que Gargantua inflige aux dirigeants vaincus
pour une paix durable : de la ligne 13 « Je considère » à la fin.




I. La générosité de Gargantua envers les victimes et les innocents

Ligne 1 : Cette phrase ressemble au salut de Jésus dans la Bible : « que la paix soit avec vous » et que les musulmans utilisent comme salutation au quotidien.

Ligne 2 : « Je regrette de tout mon cœur » : expression de sentiments, peu fréquent dans une harangue en règle générale. « Que Picrochole ne soit pas ici » : il s’agit de l’ennemi de Gargantua qu’il a vaincu. En mauvais roi, il a fui devant le vainqueur en lui laissant son fils en otage. Picrochole incarne ici le belligérant typique du Moyen âge, cherchant à tout prix l’accroissement de ses territoires quitte à mener une guerre injuste. Gargantua ne cherche pas à humilier les vaincus comme cela se faisait beaucoup au Moyen âge : c’est un prince d’un nouveau genre.

Lignes 3-4 : « je ne souhaitais pas accroître mes bien ou ma renommée » : le but de Picrochole n’est pas celui de Gargantua. En souverain humaniste, il est pacifiste et la seule guerre justifiable à ses yeux est la guerre défensive. Les biens et la renommée sont présentés ici comme des vanités. « Mais + puisqu’il a disparu » : conjonction de coordination qui introduit une subordonnée explicative. Sa décision découle de l’attitude de son ennemi et non l’inverse.

Qui est Picrochole ? Il est dit dans le livre qu’il est sieur (c’est-à-dire seigneur) de Lerné. Ce lieu existe, en val de Loire. Là, le père de Rabelais y avait eu un différent avec le sieur du lieu. Picrochole incarne donc les petits seigneurs qui se croient importants et empêchent leurs voisins de vivre en paix. Mais il incarne aussi, vus ses raisonnements, le théologien Noël Beda, qui lutte contre les humanistes. Il est possible, puisqu’il veut dominer la Terre entière, qu’il représente également le roi d’Espagne (et ennemi de François Ier) Charles Quint, à qui appartient une immense partie des continents Américain et Européen. Il est intéressant de remarquer que, peu de temps auparavant (en 1525),  François Ier, battu à Pavie (Italie) par Charles Quint, a du payer une rançon fort chère et laisser ses deux fils aînés : le Dauphin François et son cadet Henri (futur Henri II) en otages à son ennemi. Ils y restent plus de quatre ans.

Ligne 5 : personne ne sait ni « où ni comment il s’est évanoui » = a disparu ; a lâchement abandonné ses sujets et même son fils. Conduite ignoble à laquelle le comportement de Gargantua s’oppose : il est juste, ne s’empare pas des biens délaissés : « je tiens à ce que son royaume revienne intégralement à son fils ».

Ligne 6 : Toutefois, il organise une forme de régence car l’enfant laissé par Picrochole est trop jeune pour gouverner : il faudra donc l’instruire (donc diffuser les idées humanistes et pacifistes). « comme celui-ci est d’un âge trop tendre (il n’a pas encore cinq ans révolus) » = périphrases pour indiquer qu’il est petit.

Ligne 7 : « il sera dirigé et formé par les anciens princes et les gens de science du royaume » : il s’agit de faire confiance aux érudits et aux « anciens », c’est-à-dire aux sages. Le royaume, via son prince, est mis sous tutelle. Ce sont les conditions mises en place pour une paix durable. Gargantua agit en souverain miséricordieux (image de Dieu qui pardonne).

Ligne 8 : « Et, puisqu’un » = subordonnée explicative en tête de phrase. « Royaume ainsi décapité serait facilement conduit à la ruine » : Gargantua ne cherche pas à anéantir le royaume vaincu mais à le reconstruire pacifiquement. Il n’est pas dupe de ce qui arrive à un enfant roi, d’où le « si » qui introduit une condition.

Ligne 9 : « si l’on ne réfrénait la convoitise et la cupidité de ses administrateurs » : il s’agit de maîtriser les dirigeants de l’Etat qui sont critiqués par Rabelais pour convoiter le pouvoir et pour leur vénalité (attrait de l’argent). « J’ordonne et veux » : redondance de l’ordre, qui lui donne un poids légal, une majesté (n’oublions pas que Gargantua est roi). Le ton n’est pas à la plaisanterie : Gargantua est grave ici.

II. Annonce des mesures de répressions que Gargantua inflige aux dirigeants vaincus

Ligne 10 : « que Ponocrates soit intendant de tous les gouverneurs, qu’il ait autorité nécessaire » : au-dessus de ceux qui conseilleront le futur roi, il y aura un homme sage, savant et de confiance. Rabelais présente ici une solution aux conflits européens en montrant le chemin à suivre pour une paix durable : une mise sous tutelle et une instruction humaniste des jeunes princes.

Qui est Ponocrates ? Son nom signifie « dur à la fatigue » en grec. On voit ici le goût de l’effort du personnage, qu’il inculque à son élève Gargantua, ainsi que la maîtrise du grec par Rabelais, ce qui fait partie des savoirs humanistes (encore appelés « humanités » aujourd’hui). Il met en place un programme d’éducation perpétuelle, sans pause, pour Gargantua, lui permettant de s’élever.

Lignes 11-12 : « et qu’il veille sur l’enfant tant qu’il ne le jugera pas capable de gouverner et de régner par lui-même ». Veiller sur est une expression qui confère à Ponocrates une position d’ange gardien et non d’outil de répression. « Tant » renvoie à un temps : aussi longtemps qu’il en aura besoin. « ne le jugera pas capable » : c’est à la fois du jugement de Ponocrates que dépend l’accès au trône du fils de Picrochole et à ses propres compétences « capable ». Nouvelles redondances en fin de phrase : « gouverner et régner » + « par lui-même ». Autrement dit, l’enseignement de l’humaniste doit conduire l’enfant à l’autonomie et prend du temps, car il doit gagner en sagesse.

Lignes 13 à 15 : « je considère que » = début d’une anaphore (3 fois). Gargantua émet un jugement et l’allitération en « f » appuie son discours péjoratif : « facilité, offre, facilement, méfaits, néfaste ». Il ne faut donc pas pardonner trop vite aux « méchantes gens » mais il faut trouver la punition appropriée afin de les corriger et de leur inculquer le respect des lois (et non « l’impunité). « offre » est ici au présent de vérité générale et la fin de la phrase est constituée d’une proposition subordonnée explicative introduite par « à cause de » : elle donne donc l’origine du problème soulevé.

Lignes 16 à 18 : Suite de l’anaphore. + référence à la Bible, à l’Ancien Testament : Moïse, « l’homme le plus doux qui fut sur terre en son temps » = formule superlative qui forme une antithèse avec la suite : « punissait sévèrement ceux qui se mutinaient et entraient en sédition au sein du peuple d’Israël ». Doux s’oppose à sévère. Une redondance répète la rébellion : « se mutiner » = « entrer en sédition ». La fin de la phrase est implicite : il prend Moïse comme modèle. Il veut le suivre.

Exemple de mutinerie sous Moïse ? Dans le livre de la Bible intitulé Les Nombres, nous trouvons mention d’une rébellion contre Moïse : Coré la mène pendant la traversée du désert vers la Terre Promise. Le différent doit se régler par une offrande d’encens. Coré et ses gens sont engloutis par la terre sans que les enfants de Coré ne soient tués. D’ailleurs, l’un d’eux est l’ancêtre du prophète Samuel. Il est normal que Rabelais fasse allusion à la Bible car toute l’Europe l’a en commun (catholiques et protestants, même les orthodoxes) et il est prêtre.

Lignes  19 à la fin : Suite de l’anaphore + référence à l’Antiquité typique de la Renaissance. A cette époque, on croit que César était Empereur, ce qui n’est pas vrai : c’est son fils Octave qui est le premier empereur romain sous le nom d’Auguste (à partir de – 27). Là encore « si débonnaire »+ « avoir le pouvoir de toujours sauver tout un chacun et de lui pardonner était à ses yeux le degré souverain de la réussite » montre le bon caractère et les bonnes dispositions de Jules César. « Si » marque ici l’intensité de cette bonté. « Le degré souverain de la réussite » = superlatif qui insiste encore sur ce point, idem pour « avoir la volonté de le faire était son plus grand mérite ». Une opposition est introduite par « malgré tout » et complétée par « dans certains cas, malgré ces maximes » : répétition de malgré qui annonce des actes de répression. « Il punit impitoyablement les fauteurs de rébellion » : la fin de la phrase, comme précédemment, forme une antiphrase avec le début. Rabelais ajoute la citation d’un des plus célèbres auteurs de l’Antiquité : Cicéron = argument d’autorité.

Argument d’autorité = argument qui ne doit sa valeur qu'au fait d'être tiré d'un auteur reconnu par une tradition.

Conclusion :

Gargantua, citant ainsi Moïse, César et Cicéron se place dans leur héritage, à la fois comme un chrétien obéissant à Dieu, comme un souverain juste et éclairé, instruit comme les humanistes en appellent de leur vœux. Rabelais dépeint dans ce texte le roi utopique ; c’est une fable du bon gouvernement qui serait une image de Dieu sur Terre et ne chercherait pas la guerre continuellement. Cet épisode fait écho, d’une certaine manière, avec celui, plus tardif, où il promeut la liberté comme loi dans l’abbaye de Thélème, permettant ainsi le bonheur de chacun.