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Jean de La Fontaine Le pouvoir des fables

Objet d’étude : La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle

Parcours associé : Rire et savoir

Jean de La Fontaine

Le pouvoir des fables

Deuxième partie de la fable

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Dans Athène autrefois, peuple vain et léger,
Un orateur, voyant sa patrie en danger,
Courut à la tribune ; et d'un art tyrannique,
Voulant forcer les cœurs dans une république,
Il parla fortement sur le commun salut.
On ne l'écoutait pas. L'orateur recourut
A ces figures violentes
Qui savent exciter les âmes les plus lentes :
Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu'il put.
Le vent emporta tout, personne ne s'émut ;
L'animal aux têtes frivoles,
Étant fait à ces traits, ne daignait l'écouter ;
Tous regardaient ailleurs ; il en vit s'arrêter
A des combats d'enfants et point à ses paroles.
Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour.
« Céres, commença-t-il, faisait voyage un jour
Avec l'anguille et l'hirondelle ;
Un fleuve les arrête, et l'anguille en nageant,
Comme l'hirondelle en volant,
Le traversa bientôt. » L'assemblée à l'instant
Cria tout d'une voix : « Et Céres, que fit-elle ?
- Ce qu'elle fit ? Un prompt courroux
L'anima d'abord contre vous.
Quoi ? de contes d'enfants son peuple s'embarrasse !
Et du péril qui la menace
Lui seul entre les Grecs il néglige l'effet !
Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ? »
A ce reproche l'assemblée,
Par l'apologue réveillée,
Se donne entière à l'orateur :
Un trait de fable en eut l'honneur.
Nous sommes tous d'Athènes en ce point, et moi-même,
Au moment que je fais cette moralité,
Si Peau d'Âne m'était conté,
J'y prendrais un plaisir extrême.
Le monde est vieux, dit-on : je le crois ; cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant.


Jean de la Fontaine - Les Fables

Objet d’étude : La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle 

Parcours associé : Rire et savoir 

Jean de La Fontaine 

Le pouvoir des fables 

Deuxième partie de la fable  

 


 
 
 

 
 
 
 
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35 

Dans Athène autrefois, peuple vain et léger, 
Un orateur, voyant sa patrie en danger, 
Courut à la tribune ; et d'un art tyrannique, 
Voulant forcer les cœurs dans une république, 
Il parla fortement sur le commun salut. 
On ne l'écoutait pas. L'orateur recourut 
A ces figures violentes 
Qui savent exciter les âmes les plus lentes : 
Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu'il put. 
Le vent emporta tout, personne ne s'émut ; 
L'animal aux têtes frivoles, 
Étant fait à ces traits, ne daignait l'écouter ; 
Tous regardaient ailleurs ; il en vit s'arrêter 
A des combats d'enfants et point à ses paroles. 
Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour. 
« Céres, commença-t-il, faisait voyage un jour 
Avec l'anguille et l'hirondelle ; 
Un fleuve les arrête, et l'anguille en nageant, 
Comme l'hirondelle en volant, 
Le traversa bientôt. » L'assemblée à l'instant 
Cria tout d'une voix : « Et Céres, que fit-elle ? 
- Ce qu'elle fit ? Un prompt courroux 
L'anima d'abord contre vous. 
Quoi ? de contes d'enfants son peuple s'embarrasse ! 
Et du péril qui la menace 
Lui seul entre les Grecs il néglige l'effet ! 
Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ? » 
A ce reproche l'assemblée, 
Par l'apologue réveillée, 
Se donne entière à l'orateur : 
Un trait de fable en eut l'honneur. 
Nous sommes tous d'Athènes en ce point, et moi-même, 
Au moment que je fais cette moralité, 
Si Peau d'Âne m'était conté, 
J'y prendrais un plaisir extrême. 
Le monde est vieux, dit-on : je le crois ; cependant 
Il le faut amuser encor comme un enfant. 
 

 
Jean de la Fontaine - Les Fables 

 

Analyse linéaire Le pouvoir des fables 

Introduction : 

Jean de La Fontaine vit à l’époque de Louis XIV et s’inscrit dans le mouvement artistique du classicisme. Il compose de nombreuses fables. 

Classicisme : Mouvement artistique apparu en France au XVIIesiècle et plus spécialement à partir de 1660. Doctrine des partisans de la littérature classique fondée essentiellement sur l'union de la raison, du sentiment du beau lié à la vraisemblance, à la bienséance, à la pureté du style et au choix des sujets généralement inspirés de l'antiquité. 

Définition de fable : Court récit allégorique, le plus souvent en vers, qui sert d'illustration à une vérité morale. Les fables appartiennent à la famille des textes appelés apologues : Courts récits imaginaires ou parfois réels dont se dégage une vérité morale. 

« Le pouvoir des fables » est la quatrième fable du livre VIII, publié en 1678. Contrairement à son habitude, l’auteur ne met pas d’animaux en scène ici mais des Athéniens. Il la dédie à l’Ambassadeur de Franc en Angleterre M. de Barillon, pour tenter de le dissuader de s’allier avec l’Espagne, l’Autriche et la Hollande contre la France. Cette seconde partie de la fable est une sorte de conseil qu’il lui donne. Comment La Fontaine explique-t-il son art dans une mise en abyme divertissante ? Dans un premier mouvement, (vers 1 à 15) il montre la difficulté de capter l’auditoire. Dans un second mouvement, (vers 16 à 27) il invente une fable afin de le captiver. Dans un dernier mouvement, (vers 28 à la fin) il propose une morale. 

 

I/ La difficulté de captiver l’auditoire 

 

Le poème se compose d’alexandrins (= vers de 12 syllabes) et d’octosyllabes (= vers de 8 syllabes) en rimes suivies. Cette structure lui donne de la majesté et est souvent utilisée par les auteurs classiques. 

Vers 1 : Athènes, complément circonstanciel de lieu, ne prend pas de s ici pour des raisons de versification : il s’agit d’éviter une syllabe. « Autrefois », complément circonstanciel de temps, situe le récit dans un passé imprécis, comme dans les contes, mais rattaché à l’Antiquité par l’évocation d’Athènes. Cette référence à l’Antiquité a été promue pendant la Renaissance et se poursuit dans le classicisme, friande d’images mythologiques notamment. Avec les adjectifs « vain et léger », La Fontaine dévalorise le peuple. 

Vers 2 : « un orateur » : il s’agit du protagoniste de ce passage. Cependant, il n’est pas réellement identifié : « un » = article indéfini. Le destinataire de cette fable peut s’y identifier si besoin. La cause qu’il défend est juste et grave « voyant sa partie en danger ». 

Vers 3 : « courut à la tribune » : il s’empresse, d’une manière énergique, d’en faire part au peuple. Il déploie sa rhétorique « d’un art tyrannique ». La Fontaine dévalorise l’orateur pour critiquer la rhétorique classique. 

Vers 4 : « voulant forcer les cœurs » : il ne cherche pas à convaincre mais à persuader avec violence. Les cœurs = métonymie qui renvoie à tout le peuple, pris par les sentiments. C’est le siège des passions et non de la raison. « Dans une république » : la rime met en opposition « tyrannique » et « république ». Le poète montre que l’orateur est maladroit et que sa méthode ne convient pas au régime démocratique. 

Vers 5 : « il parla fortement » : le son va crescendo. Puisqu’on ne l’écoute pas, l’orateur parle plus fort. La Fontaine démontre que ce n’est pas la bonne méthode, même si sa cause est juste « sur le commun salut » = il cherche à sauver son pays tout entier. 

Vers 6 : « on ne l’écoutait pas » : le pronom indéfini renvoie au peuple indifférent. La négation occupe 6 syllabes et le point à l’hémistiche la met en valeur. La pause du point mime le silence auquel un orateur est réduit faute d’auditoire. « L’orateur recourut » : il opère une gradation dans ses méthodes : il a parlé en vain, crié en vain, il essaye encore autre chose annoncé par cet enjambement. 

Vers 7 : le rejet l’explique au lecteur « a ces figures violentes » : il exagère, il cherche à choquer l’auditoire. 

Vers 8 : cette proposition principale est complétée par « qui savent exciter les âmes les plus lentes ». L’orateur utilise ce qui réveille même les idiots sans parvenir à captiver ce peuple. La Fontaine le rabaisse, le dévalorise. 

Vers 9 : « il fit parler les morts » : l’orateur recourt à la prosopopée afin qu’on l’entende. Le rythme est ternaire : « tonna, dit ce qu’il put » : il gronde comme le tonnerre = métaphore ; fait un long discours ; 

Vers 10 : mais c’est vain, encore une fois : « le vent emporta tout, personne ne s’émut ». L’échec est appuyé par l’antithèse des adverbes « tout » et « personne ». La tournure impersonnelle de « personne ne s’émut » appuie sur l’indifférence dans laquelle l’orateur s’exprime. 

Vers 11 : contrairement aux fables où il utilise des animaux pour symboliser des Hommes, La Fontaine utilise ici l’animalisation pour dévaloriser le peuple, le montrer « bête ». Il critique sa légèreté par l’adjectif « frivole ». 

Vers 12 : « étant fait à ce trait » : le peuple est trop habitué aux grands discours, « ne daignait l’écouter » : il ne s’y intéresse donc plus ; le peuple est blasé de rhétorique. 

Vers 13 : « tous » placé en début de vers appuie sur l’unité du peuple indifférent « regardaient ailleurs ; il en vint s’arrêter » : effet d’attente créé par l’enjambement : le lecteur croit que certains vont enfin entendre l’orateur. 

Vers 14 : « a des combats d’enfants et point à ses paroles ». Le contre-rejet donne une vision ridicule de la scène. L’orateur parle de guerre, de danger, et le peuple préfère regarder des enfants se battre pour des causes qui ne valent pas la sienne.  

Vers 15 : Question rhétorique de La Fontaine « que fit le harangueur ? ». Le passage au passé simple et l’utilisation de deux phrases courtes de 6 syllabes accélère le récit lent jusqu’alors. La réponse est à la fois claire : il change de méthode ; et obscure : le lecteur ne sait pas quel « tour » il prend. Création d’un effet d’attente. 

La première partie de la fable a un rythme assez lent, avec un discours indirect, des redondances, des effets de style typique du classicisme auquel appartient La Fontaine mais dont il dresse une critique pour certains aspects. Dans le second mouvement, il opère une mise en abyme. 

 

II/ La mise en abyme : la fable dans la fable 

 

Le passage au discours direct ranime l’intérêt du lecteur.  

Vers 16 : La fable de l’orateur commence par une divinité « Cérès » = la déesse de l’agriculture, des moissons et de la fécondité. « commença-t-il » : La Fontaine reste au passé simple pour accélérer son récit. « Faisait voyage un jour » : cela commence de manière imprécise. 

Vers 17 : « avec l’anguille et l’hirondelle » : des animaux visibles au quotidien, par tous, à l’époque, représentant deux branches relativement opposées du règne animal. 

Vers 18 : « un fleuve les arrête » : il s’agit de l’évènement perturbateur du récit de l’orateur. Rien de palpitant. « et l’anguille en nageant » : la créativité manque à l’orateur, car une anguille nageant ne semble en rien extraordinaire et tient plutôt du pléonasme. 

Vers 19 « comme l’hirondelle en volant » = comme introduit une comparaison entre les deux animaux qui font ce qui est naturel pour eux de faire. L’hirondelle vole, ce n’est pas non plus incroyable. 

Vers 20 : « le traversa bientôt » : il arrête son récit alors que Cérès n’a pas franchi l’obstacle. Il crée, par cette fable très courte et somme toute peu imaginative, à la fois l’écoute et l’attente du public, qui réagit immédiatement « l’assemblée à l’instant ». 

Vers 21 : « Cria tout d’une voix » : là encore, c’est tout le peuple qui est concerné. Il est tout entier captivé par la fable et veut savoir la suite : « Et Cérès, que fit-elle ? ». 

Vers 22 : L’orateur répète la question du peuple « ce qu’elle fit ?  Un prompt courroux ». Il attribue sa colère à la déesse. 

Vers 23 : « L’anima d’abord contre vous » : il met la déesse en colère contre le peuple alors que c’est lui qui l’est. Il en explique la cause au vers suivant. 

Vers 24 : « quoi ? de contes d’enfants son peuple s’embarrasse ! » = il reproche aux auditeurs leur frivolité et leur puérilité.  

Vers 25 : « Et du péril qui la menace » = met en exergue le danger imminent. 

Vers 26 : « Lui seul entre les Grecs il néglige l’effet » : l’orateur, maintenant qu’il a l’attention du peuple lui montre la gravité de la situation et évoque la réaction des autres cités grecques qu’il faudrait imiter selon lui. 

Vers 27 : « Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ? » C’est une question négative, qui s’entend comme un reproche. Il fait ici allusion à Philippe II de Macédoine (382 av. JC – 336 av. JC) qui s’apprête à envahir la Grèce. L’orateur ressemble ici à l’athénien Démosthène prononçant ses « Philippiques » = discours contre Philippe II de Macédoine (père d’Alexandre le Grand). Le présent du verbe « fait » ramène l’auditoire à la réalité, à l’actualité ; mais il renvoie également le lecteur à son présent : le jeu des alliances et les nombreuses guerres du règne de Louis XIV. Le lecteur lit des fables alors que l’actualité internationale/européenne est grave.  

 

III/ La morale 

 

La fable quitte le discours direct et reprend le récit. 

Vers 28 : « A ce reproche l’assemblée » : cette coupure après 6 syllabes crée une attente du lecteur, qui veut connaître la réaction de l’auditoire. 

Vers 29 : « par l’apologue réveillée » : encore un vers de 6 syllabes, qui accélère le rythme et donne la réponse à la question du lecteur. 

Vers 30 et 31 : « se donne entière à l’orateur » : il obtient enfin le succès espéré, non par la rhétorique classique mais par la fable : « un trait de fable en eut l’honneur ». 

Vers 33 : « nous sommes tous d’Athènes en ce point, et moi-même » = présent de vérité générale + « nous » qui inclut le lecteur + « d’Athènes » : métaphore = nous sommes tous pareils ; renforcé par « moi-même », ce qui amuse le lecteur car il sait que si La Fontaine écrit des fables, c’est aussi qu’elles l’amusent. 

Vers 34 : « au moment que je fais cette moralité » : il parle de lui, du moment de l’écriture et de ce qu’il écrit « moralité » : mise en abyme de l’écrivain écrivant. Distance à la fois humoristique et réflexive. 

Vers 35 : « si Peau d’Âne m’était conté » : il renvoie au conte populaire qui sera couché sur le papier quelques temps plus tard par Charles Perrault, son contemporain. 

Vers 36 : « J’y prendrais un plaisir extrême » : La Fontaine montre le plaisir de la lecture, l’attrait de la fiction divertissante par une hyperbole « plaisir extrême ». 

Vers 37 : « Le monde est vieux, dit-on : je le crois ; cependant » : il reprend une expression populaire, l’Europe est souvent désignée comme le « vieux monde » par opposition au « nouveau monde » = Amérique. « dit-on » est au présent, avec un pronom indéfini. La Fontaine introduit une opposition en enjambement « cependant ». 

Vers 38 : « Il le faut amuser encor comme un enfant » : le monde a besoin de divertissement, il a besoin des arts, il a besoin de La Fontaine et de ses fables. Le verbe « falloir » montre la nécessité des fables : elles sont indispensables pour communiquer efficacement. 

 

Conclusion : 

En définitive, La Fontaine signe un apologue divertissant pour le lecteur et instructif pour tout orateur ou écrivain. Il s’agit d’une leçon, que donne la morale finale : pour se faire entendre, rien ne sert de crier ou d’utiliser les leviers des grands rhéteurs, il suffit d’amuser son lecteur et la forme de la fable s’y prête plus spécialement. Il s’agit donc ici d’une apologie de la fable qui résonne particulièrement avec notre parcours « Rire et savoir » mais peut également être mis en relation avec le théâtre contemporain de La Fontaine : Molière, par ses comédies, questionne les relations sociales (L’école des femmes, Les fourberies de Scapin), fustige les dévots (Tartuffe), critique les médecins (La malade imaginaire, Le médecin malgré lui), etc. 

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