Place et fonction du poète

Introduction :
Un poète est un écrivain qui compose de la poésie. Certes, mais au-delà de cette définition standard, le terme de « poète » évoque une manière de voir la vie et de la vivre, une façon d'appréhender le monde qui se marque par une certaine distance avec le « commun des mortels ». 
Quels rapports le poète a-t-il entretenu avec la société, au fil des époques ? 
  
1. Les origines 

En Grèce, le poète (l'« aède », ou chanteur) est un artiste qui reçoit l'inspiration et chante les exploits des dieux (ou des héros – c'est-à-dire des demi-dieux) en s'accompagnant d'une lyre. Le poète latin est lui aussi inspiré des dieux, puisqu'il en est l'interprète. Être désigné, il se distingue du reste des humains par ce « don » qui lui est fait, mais reste profondément « homme », avec ses faiblesses. 

Outre les poètes antiques, que nous lisons toujours (Homère, Virgile, etc.), une figure mythique se détache lorsqu'on évoque la poésie des origines : Orphée. Selon la mythologie, Apollon lui aurait fait don d'une lyre et les Muses lui auraient appris à en jouer. Orphée devient ainsi capable de charmer les animaux, mais aussi les arbres et les rochers. Il participe d'ailleurs à l'expédition des Argonautes et son chant parvient à charmer le serpent gardien de la Toison d'Or. Lorsque son épouse Eurydice, voulant échapper aux avances d'un dieu, est mordue par un serpent et meurt. Orphée, inconsolable, se rend à l'entrée des Enfers. Grâce à son chant et à sa musique, il réussit à attendrir Charon, le passeur, mais aussi le chien Cerbère, et même Hadès. Hadès permet à Orphée de ramener Eurydice à la vie, à une condition : il ne doit pas se retourner vers sa femme avant d'avoir revu la lumière du jour. Mais Orphée ne parvient pas à respecter cette condition : juste avant d'arriver à la lumière, il se retourne et perd définitivement Eurydice. Orphée donne ainsi de la figure du poète une image double : il est celui qui reçoit un don, et qui est proche des dieux, en même temps qu'il est profondément homme. Il permet également de mettre l'accent sur une fonction fondamentale du poète, celle de l'enchanteur, grâce à la puissance du lyrisme et aux liens qui unissent poésie et musique. 
  
2. Le poète : un être à part 

 
Le terme « poète », utilisé en français, a été formé à partir de la racine « poieïn », qui signifie « faire, créer ». Un poète est donc avant tout un créateur, celui qui fait œuvre – mais la matière qu'il travaille est spécifique, puisqu'il s'agit des mots. Il se distingue des autres créateurs pour plusieurs raisons : 

Le poète est en partie lié au sacré – le sacré n'est pas forcément l'expression d'une religion, mais peut renvoyer à une manière enchantée, spirituelle de voir le monde (cf. le barde chez les Celtes).

D'autre part, le langage est à la fois l'outil le plus banal de la communication, et la forme la plus haute de la spécificité humaine – l'instrument du poète est de ce fait très proche de chacun d'entre nous, mais nous avons tous l'intuition du fait que les mots, malgré leur utilité dans le quotidien, sont magiques : lorsque nous donnons un nom à quelque chose ou à quelqu'un, nous lui donnons en quelque sorte naissance et nous reconnaissons son existence.

 Enfin, la capacité qu'a le poète de faire vibrer cette part « non-utile » du langage se traduit également par une forme de virtuosité. Le poète énonce des idées ou des images surprenantes – et il les formule dans une langue qui, puisant dans le même dictionnaire que le langage de l'échange quotidien, s'en écarte pourtant. Il est celui qui fait rimer les mots entre eux, qui fait chanter la phrase selon un rythme : il redonne aux mots leurs sonorités, et leur beauté. Tandis que le langage courant confond le mot et la chose, le langage poétique fait retrouver aux mots les plus banals leur « image sonore ». 


3. Le poète et le citoyen 

Le poète occupe une place spécifique dans la société. C'est un artiste, c'est-à-dire un homme « inutile » : son œuvre n'apporte rien de matériellement nécessaire à la société. Il est donc méprisé par la société bourgeoise (les poètes maudit du XIXe siècle) pour laquelle la valeur première est le travail – au sens utilitariste du mot. Cependant, il est en même temps un Homme nécessaire : son œuvre parle au cœur et aux sens de l'Homme, elle apporte un enrichissement émotionnel ou spirituel.

• Le poète prend en charge l'Histoire d'un peuple, ou les grands événements qui l'ont marquée, et il les porte par sa voix. Il les fait résonner, les magnifie grâce à l'ornement poétique, et les transmet : la poésie est alors du registre épique. Il peut alors être celui qui guide ses lecteurs (et plus généralement la société) vers des idées ou un engagement. La poésie a alors une fonction politique. 
« La poésie est une insurrection » (Pablo Neruda). 
 
• À l'opposé de cette fonction par laquelle le poète s'unit à toute une société, un autre rôle lui fait dire les mouvements les plus intimes du cœur. Dans ce cas, le poète n'est plus l'interprète d'un groupe : il cherche par son lyrisme à exprimer les sentiments et émotions qui l'étreignent. Cependant, en étant ainsi profondément personnel, le poète se fait proche de chacun : en effet, le lyrisme de l'auteur renvoie le lecteur à ses propres expériences et sensations. "Ah ! Insensé qui croit que je ne suis pas toi" Victor Hugo, préface des Contemplations. Les Romantiques ont particulièrement revendiqué cette facette de la poésie : pour ces poètes du XIXe siècle, les sentiments (dont la souffrance) sont essentiels et les règles de l'écriture poétique doivent s'assouplir pour permettre l'expression vraie de ce qui est ressenti. 

 • Mais si le poète est proche de chacun lorsqu'il exprime ainsi ses émotions, il est en même temps différent des autres : parce qu'il est capable d'écouter les mouvements de son cœur, parce qu'il cherche à traduire ce qu'il éprouve, parce qu'il transforme ces expériences vécues en mots capables d'aller vers les autres. Il a donc d'une part une sensibilité exacerbée, d'autre part le désir d'aller vers l'art. 
Baudelaire, dans « L'Albatros » (Les Fleurs du Mal), compare le poète à l'oiseau du titre : majestueux dans les airs, capable de s'élever là où les autres ne vont pas – mais de ce fait à l'écart des autres hommes, et inadapté au monde quotidien : « Ses ailes de géant l'empêchent de marcher ». Vivant dans un univers autre, le poète est, toujours selon Baudelaire, celui qui voit le monde comme une « forêt de symboles » (« Correspondances », p. 42). 
On voit que la fonction du poète peut alors devenir une fonction « éclairante ». Par son attention aux objets ou aux êtres, il nous révèle le quotidien sous un autre jour. 

 
• Rimbaud, à la fin du XIXe siècle, se définit comme un « voyant ». Partant du mot, de sa polysémie, de ses sonorités, il cherche à dire dans sa poésie la multiplicité du monde – que notre langage quotidien tend à nier. Tandis que le langage commun rejette la complexité et le mystère, le langage poétique doit aller vers l'inconnu, rechercher l'inédit afin d'élargir la pensée, la faire naître. 
Le poète acquiert ainsi le statut de celui qui dit une vérité non soupçonnée. La vérité poétique n'est pas une vérité scientifique, elle ne se démontre pas ; mais elle est un voile qui se lève, une découverte – parfois autour d'un élément qui semblait pourtant très familier. Le paradoxe poétique est là : alors même que la poésie est au plus loin de la science, elle peut révéler une forme de connaissance et de vérité. 
 
• Enfin le poète est celui qui, par les mots, essaie d'entrevoir le monde autrement.  
  
Conclusion  :

Le poète a donc des places non seulement variables, mais surtout apparemment antithétiques : dans et avec la société lorsqu'il est porteur de sa mémoire et de son histoire ; exilé de cette société par une sensibilité personnelle ; proche de chacun dans son lyrisme ; ou encore « à l'avant » de la société, comme la proue d'un navire, quand il cherche à entrevoir ce qui n'est pas encore.