François Rabelais Chapitre 13

Objet d’étude : La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle

Parcours associé : Rire et savoir

François Rabelais

Gargantua –Chapitre 13

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- Il n’est, dit Gargantua, point besoin de se torcher le cul s’il n’y a pas d’ordure. Ordure n’y peut être, si on n’a chié : chier donc il nous faut avant que le cul se torcher.
- Oh, dit Grandgousier, quel bon sens tu as, petit garçonnet. Ces tout prochains jours je te ferai passer docteur en gaie science, par Dieu, car tu as bien plus de raison qu’on en a à ton âge. Pour lors, poursuis ce propos torcheculatif, je te prie. Et par ma barbe pour un tonneau, tu en auras soixante de mieux. Je veux dire de ce bon vin breton, qui ne se fait point en Bretagne, mais en ce bon pays de Véron.
- Je me torchai ensuite, dit Gargantua, d’un couvre-chef, d’un oreiller, d’une pantoufle, d’une gibecière, d’un panier. Mais oh ! quel déplaisant torchecul. Puis d’un chapeau. Et notez que parmi les chapeaux, les uns sont ras, d’autres poilus, d’autres de velours, d’autres de taffetas, d’autres encore de satin. Le meilleur de tous est celui qui est fait de poils, car il offre une très bonne absorption de la matière fécale. Puis je me torchai d’une poule, d’un coq, d’un poulet, de la peau d’un veau, d’un lièvre, d’un pigeon, d’un cormoran, du sac d’un avocat, d’une capuche, d’une coiffe, d’un leurre de cuir.

Mais pour conclure je dis et maintiens qu’il n’y a  en matière de torchecul rien de tel qu’un oison bien duveteux, pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes. Et croyez-m’en sur mon honneur ! Car vous sentez au trou du cul une volupté mirifique, tant par la douceur dudit duvet, que par la chaleur tempérée de l’oison, laquelle facilement se communique au boyau du cul et autres intestins, jusqu’à parvenir à la région du cœur et du cerveau. Et ne pensez pas que la béatitude des héros et des demi-dieux qui vivent aux Champs Elysées vienne de leur asphodèle, de leur ambroisie ou de leur nectar, comme le disent les vieilles par ici. Elle vient, selon mon opinion, de ce qu’ils se torchent le cul d’un oison.


 

 

Analyse linéaire du « torchecul », Gargantua, Rabelais

Introduction

Rabelais est un écrivain humaniste du XVIe siècle, notamment connu pour son roman Gargantua, écrit dans le but de faire rire et d’instruire, suivant le principe de « placere et docere » d’Aristote. Dans cet extrait, Gargantua, encore enfant, décrit à son père le protocole expérimental qu’il a entrepris dans le but de trouver le meilleur torche-cul. Comme dans son prologue Rabelais compare son roman aux silènes des apothicaires (= de petites boîtes qui ont une apparence grotesque, mais qui renferment des pommades/remèdes de grande valeur), ce passage provoque le rire avec un sujet trivial, un humour bouffon et scatologique qui touche aussi à l’absurde. Toutefois, derrière ces apparences se dissimulent des sujets autrement plus sérieux. En quoi le raisonnement de l’enfant Gargantua est-il un manifeste des idées humanistes ? Dans un premier mouvement, nous y trouverons la critique de la pensée médiévale (lignes 1 à 8). Dans un second mouvement, nous observerons la recherche d’une autre voie par la science (lignes 9 à 15). Dans un dernier mouvement, nous entendrons sa vision optimiste de l’homme (lignes 16 à la fin).

 

I/ Une critique de la pensée médiévale

 

(Lignes 1 à 4) : Dès la première ligne, nous voyons qu’il s’agit d’un dialogue, d’une imitation parodique des dialogues philosophiques de l’Antiquité (comme ceux de Socrate écrits par Platon). L’Antiquité est portée aux nues à l’époque de la Renaissance, ce qui explique cette référence. Ici, il s’agit d’un échange entre le père et son fils mais c’est le fils qui effectue une démonstration, contre toute attente. Elle commence par un syllogisme.

Définition de syllogisme : Déduction, raisonnement formel fonctionnant sur lui-même et sans lien avec le réel.

Cette phrase a deux objectifs :
- montrer l’esprit de Gargantua et sa volonté d’argumenter par l’utilisation de connecteurs logiques (« si, donc ») ;
- se moquer des érudits et provoquer le rire en tournant les savants médiévaux au ridicule.

Les deux premières lignes sont construites de la même manière, en un parallélisme entre propositions scientifiques, aux tournures impersonnelles agrémentées de présent de vérité générale (« il n’est point besoin de ; ordure n’y peut être ; donc il faut ») et fin vulgaire (« se torcher le cul ; chié ; chier »). Le décalage entre les registres provoque le ton comique et le rire du lecteur.

 

Ligne 4 : La réponse du père est inattendue, d’autant qu’il s’agit d’un roi : le lecteur s’attend à ce qu’il réprimande son fils mais il n’en fait rien. Le père s’exclame « oh ! quel bon sens tu as » : traduit l’émerveillement typique des parents et rend la situation comique. « Petit garçonnet » est un pléonasme qui crée une antithèse avec le fait d’avoir de l’esprit.

 

Ligne 5 : « ces tous prochains jours je te ferai passer docteur » : antithèse humoristique entre la rapidité du délai annoncé et le titre de « docteur » car il faut du temps pour les études ; Rabelais se moque ainsi des savants de la Sorbonne entre autres. Normalement, on est docteur « ès sciences ». Il y a ici un jeu sur la paronymie avec « gaie science ». Le rire est mis en avant ; comme un art, une science. En l’occurrence, c’est François Rabelais qui la maîtrise. « car » : conjonction de coordination de cause (= connecteur logique souvent utilisé dans la littérature d’idées pour argumenter) ; le père justifie son choix. « Par Dieu » : le père jure. Il s’agit ici d’une référence au Dieu des chrétiens. « Tu as bien plus de raison qu’on en a à ton âge » : il y a une comparaison entre l’âge et l’intelligence sans que l’âge fasse l’intelligence, ce qui contredit en quelque sorte les arguments d’autorité médiévaux. Cela montre le génie de l’enfant de manière humoristique.

 

Lignes 6 à 8 : « Pour lors » : l’expression montre qu’il n’est pas question ici de le diplômer. L’impératif « poursuis » lui intime l’ordre de développer sa démonstration. L’ordre est adoucit par « je te prie ». Cette politesse amuse le lecteur étant donnée la vulgarité du propos. « Et par ma barbe », expression populaire qui prend le contrepied de « par Dieu » plus haut = humour ; d'ailleurs, cela fait peut-être allusion au fait que Rabelais s'amuse lui-même : rire dans sa barbe signifie se réjouir intérieurement. Il promet ensuite à son enfant de l’alcool en quantité astronomique car il s’agit d’une famille de géants. Le ton est encore une fois caricatural car il semble absurde de promettre du vin à un enfant s’il travaille bien ; et du vin d’appellation ne correspondant pas à sa provenance = semble absurde. Rabelais fait ici allusion au cabernet franc, cépage rouge parmi les plus anciens, d'abord cultivé en Bretagne avant d'être introduit dans les terres du val de Loire. Le lecteur y trouve une intertextualité avec le prologue qui interpelle les « très illustres buveurs ».

 

Dans le second mouvement, le jeune géant se livre à une expérience scientifique.

 

II/ L’expérience scientifique

 

Lignes 9 et 10 : Nous rencontrons une énumération, accumulant des objets du quotidien, de l’environnement proche. Gargantua les trouve et les salit tous : couvre-chef, oreiller, pantoufle, gibecière (= sac où l’on met son gibier à la chasse), panier et chapeau. Le panier génère une exclamation dont la teneur semble évidente tant ce choix est absurde. Le discours qui s’y cache est la croyance de Rabelais en ce que la science doit chercher le bien, ce qui fait du bien et non le reste. « Puis » est un connecteur logique qui marque le déroulement chronologique de l’expérimentation.

 

Lignes 11-12 : Comme un savant, il interpelle son auditoire (et par la même occasion, le lecteur) avec un impératif qui rappelle les démonstrations savantes : « notez que ». Il détaille les matières qui constituent les chapeaux, des plus banales aux plus précieuses, des matières naturelles et vivantes aux tissus fabriqués par l’Homme. Le message tient ici au symbole : la souillure renvoie aux péchés que nous commettons tous, dans toutes les couches de la société, riches comme pauvres. « Le meilleur… + car » : émet son jugement et le justifie par un argument énoncé à la manière des médecins de l’époque, que Rabelais sait d’autant mieux caricaturer qu’il est lui-même docteur en médecine en plus d’être moine.

 

Ligne 13 : « matière fécale » emprunte au vocabulaire médical et anatomique que l’humanisme étudie. Il tourne en ridicule les savants qui tergiversent des heures sur des sujets parfois triviaux. Cependant, l’étude n’est pas terminée : la liste se prolonge encore.

Aux lignes suivantes, les autres propositions de torche-cul sont encore plus absurdes : « poule, coq, poulet, veau, lièvre, pigeon, cormoran » = montre les recours les plus improbables auxquels les fidèles catholiques ont recours pour se faire pardonner leur péchés et obtenir leur salut : punitions, privations, pèlerinages, achat d’indulgences (= le clergé vend le pardon de l’Eglise). Ces pratiques sont critiquées par une partie des chrétiens qui deviennent protestants (parfois appelés huguenots) avec Luther et Calvin comme théoriciens. Dans les rangs de l’Eglise catholique à laquelle appartient Rabelais, une volonté de réforme s’élève également (c’est la Contre-réforme aussi appelée Réforme Catholique).

 

Le « sac d’avocat » (ligne 14) : désigne les avocats qui font partie des savants de l’époque. Pourtant les affaires judiciaires sont « la merde » de l’époque en ce qu’elles brassent le pire de l’humanité : les crimes et les méchancetés. C’est aussi une manière de critiquer cette profession qui se veut respectable. La capuche désigne les moines et la coiffe les femmes, montrant bien que tous les membres de la société sont concernés par les péchés. Il s’agit de critiquer ici ceux qui se croient au-dessus des autres. Rabelais pointe aussi la culture des apparences, la recherche de la beauté qui n’est que vanité, qui n’est qu’un « leurre » comme l’indique la fin de la phrase. Le leurre insiste sur la chasse, loisir réservé à la noblesse, signalant par là le péché des seigneurs, des rois. Toutes les couches de la société, quel qu’en soit le niveau de richesse, sont concernées.

 

Nonobstant, Rabelais ne propose pas qu’une critique destructrice dans son propos.

 

III/ Une vision optimiste de l'Homme

 

Ligne 15 : Mais = conjonction de coordination d’opposition + « pour conclure » = annonce sa conclusion, la déduction, le résultat de l’expérience. Le ton est docte « je dis et maintiens » comme lorsque l’on défend sa thèse de théologie (ce que Rabelais connaît également car il est moine) ; il semble que ce sujet soit important vue la formulation. C’est à la fois représentatif du discours des enfants pour qui un détail est parfois une chose majeure et une caricature blasphématoire des hommes d’église qui débattent en théologie.

 

Ligne 16 : oison = bébé oie. « Bien duveteux » = précision ; et « à condition » : semble logique d’un point de vue pratique à cause du bec = humour, absurde. Il semble que Gargantua n’ait aucun respect pour la Création puisqu’il salit même un oison. En réalité, cet oison représente la liberté (et peut-être le Saint-Esprit, souvent représenté sous la forme d’un oiseau blanc ; les oies sont blanches). Symboliquement, le meilleur pour ôter la souillure du péché c’est la liberté ; le libre-arbitre. Cette vision optimiste de l’Homme est typique de la Réforme catholique, de la Renaissance : Rabelais croit que chacun peut se corriger s’il le veut vraiment, avec l’aide de Dieu. Ce point de vue s’oppose à la vision de prédestination de Calvin, pour qui tout est écrit d’avance et l’Homme n’est pas libre. Le langage scabreux cache en réalité une parabole, une histoire imagée sous forme de discours symbolique (comme dans la Bible).

 

Lignes 17 à 19 : Gargantua ajoute son honneur pour défendre un sujet scatologique de prime abord, ce qui provoque le rire. Il explique son choix « car ». Il localise l’origine du plaisir de manière vulgaire mais désigne le plaisir par un mot très fort « volupté », ce qui continue son discours grotesque, comique. Il emprunte à nouveau au champ lexical anatomique, médical « intestins », « région du cœur » et « cerveau ». Toutes ces parties du corps ne sont pourtant pas réellement reliées à proprement parler, ce que Rabelais ne peut en aucun cas ignorer : cela semble absurde. En réalité, il signifie qu’en cherchant à nous corriger, non seulement nous lavons nos péchés passés mais nous nous soignons (effet curatif) : nous en ferons moins à l’avenir.

 

Les dernières lignes proposent une référence à l’Antiquité typique de la Renaissance : héros, dieux, etc. de la mythologie, dont la connaissance nous est parvenue par les écrits des plus grands auteurs (Homère, Ovide, etc., souvenir réactivé après la chute de Constantinople en 1453). Toutefois, une fois encore, la référence introduite par une négation et un impératif est irrévérencieuse : « n’allez pas croire ». Cette expression sonne comme un avertissement au lecteur : il ne faut pas croire n’importe quoi. Le petit Gargantua, qui est un enfant, connaît bien ses « classiques », comme l’indique le champ lexical de la mythologie : « Champs Elysées », « asphodèles », « Ambroisie », « Nectar ». Il y a une comparaison implicite entre « les vieilles qui sont ici » (autrement dit les dames âgées qui racontent les histoires aux enfants) et les écrivains de l’Antiquité parfois répétés sans esprit critique de la part des savants/théologiens. Ce n’est pas parce qu’un écrivain affirme quelque chose qu’il a raison nous dit Rabelais.

 

Conclusion :

 

En définitive, ce passage est tout à fait représentatif du Gargantua de François Rabelais : d’apparence grotesque, scatologique et grivoise, le récit n’en recèle pas moins une théorie typique de la Renaissance avec ses allusions à l’Antiquité, sa volonté de mettre l’Homme au centre, en véritable acteur de son savoir, de sa vie, de son salut. Cette confiance en l’Homme permet une vision optimiste de la science et de l’avenir dans une période où les guerres de religion déchirent l’Europe. Le lecteur « purge son âme » (dixit Aristote) grâce à la catharsis par le rire et sort grandi de sa lecture puisque Rabelais l’invite à s’essuyer, c’est-à-dire à se corriger. Il l’aide, notamment par ses livres, ainsi qu’en laissant à la langue française plus de 500 mots et expressions que nous utilisons encore des siècles plus tard.

 

Ma banque d’ouvertures/ma culture générale :

Je trouve une œuvre médiévale du XIVe siècle, dont le titre forme un oxymore (comme Rire et savoir), qui constitue un voyage poétique dans l’au-delà composé de trois parties ascendantes : l’enfer, le purgatoire et le paradis, typiques de la vision chrétienne médiévale :

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Je trouve une ouverture possible dans la littérature d’idées des Lumières :

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Je trouve une ouverture possible dans le théâtre qui fait rire et réfléchir (placere et docere) :

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Je trouve une ouverture dans ma culture générale :

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