François Rabelais Chapitre 57

Objet d’étude : La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle 

Parcours associé : Rire et savoir 

François Rabelais 

Gargantua - Chapitre 57 


 

    Toute leur vie était régie non par des lois, des statuts ou des règles, mais selon leur volonté et leur libre arbitre. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait ; buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur en venait. Nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à boire, ni à manger, ni à faire quoi que ce fût d’autre. Gargantua l’avait établi ainsi. Leur règle tenait en cette unique clause : “Fais ce que tu voudras”. Parce que les gens libres, de bonne nature, bien instruits, conversant en nobles compagnies, ont par nature un instinct, un aiguillon (qu’ils nommaient “honneur”) qui toujours les pousse à agir vertueusement et les détourne du vice. Et si une vile et contraignante oppression les affaiblit et les asservit, ils sont obligés de se détourner de ce noble penchant qui les guidait spontanément vers la vertu pour déposer et briser le joug de servitude. Car nous entreprenons toujours ce qui est défendu, et convoitons ce dont nous sommes privés. 
    Par cette liberté, ils rivalisèrent de louable émulation pour faire, tous, ce qu'ils voyaient plaire à un seul. Si quelqu'un ou quelqu'une disait : " buvons ", tous buvaient. Si l’un disait : " jouons ", tous jouaient. Si un autre disait : " Allons batifoler dans les champs", tous y allaient. Si l’on partait pour une chasse, ou une chasse au vol, les dames montées sur belles haquenées avec leur palefroi magnifiquement harnaché portaient chacune sur leur poing mignonnement ganté, ou un épervier ou un faucon lanier, ou un émerillon ; les hommes portaient les autres oiseaux. 
    Ils étaient tous si noblement instruits, qu’il n’y en avait aucun parmi eux qui ne sache l’art de lire, d’écrire, de chanter, de jouer d'harmonieux instruments, de parler de cinq à six langues ; tous savaient composer des vers ou des textes en prose. Jamais on ne vit de chevaliers si preux, si galants, si habiles à pied et à cheval, plus vigoureux, plus prestes, et sachant mieux manier toutes sortes d’armes, que ceux qui étaient là. Jamais on ne vit de dames si distinguées, si jolies, plus brillantes, plus douées de leurs mains, dans les travaux d’aiguille, et pour toute activité féminine vertueuse et libre, que celles qui étaient là. 

 
 

Analyse Abbaye de Thélème Rabelais Gargantua 

Le géant Gargantua est le protagoniste de l’œuvre éponyme (= du même nom) de François Rabelais, publiée en 1534. L’acronyme Alcofribas Nasier désigne cet auteur espiègle qui a étudié la médecine et la théologie, mais qui, en humaniste, promeut les idées nouvelles en vogue à la Renaissance. L’humanisme est un mouvement portant aux nues l’Antiquité grecque et romaine, promouvant une vision optimiste de l’Homme qui devient central dans les arts (alors que c’était Dieu au Moyen âge). Le chapitre 57 se situe à la fin du roman. Il en constitue en quelque sorte l’épilogue, après la guerre entre Picrochole et Gargantua. Le géant, pour récompenser frère Jean de son aide pour vaincre Picrochole, fonde une abbaye particulière nommée Thélème, dont l’architecture s’inspire du château de Chambord imaginée par Léonard de Vinci pour François Ier (roi de France). Comment Rabelais questionne-t-il l’organisation de la société de son époque ? Dans un premier mouvement, il critique la vie monacale de son temps (lignes 1 à 12). Dans un second mouvement, il interroge la société d’ordres (lignes 13 à la fin). 

I/ Une utopie humaniste critiquant la vie monacale 

Ligne 1 : « Toute leur vie était employée » : le temps des personnes qui habitent cette abbaye est totalement occupé, comme c’est le cas dans tous les couvents : les moines et moniales ne sont jamais libres ni oisifs normalement, mais agissent selon la règle (sorte de règlement strict) de leur établissement. « non par des lois, des statuts ou des règles » (énumération de synonymes) : cela est contraire à ce qui existe à la Renaissance. Cela étonne le lecteur, créant une attente : le lecteur veut comprendre cette abbaye paradoxale. « mais » = conjonction de coordination d’opposition. 

Ligne 2 : « libre arbitre » : les membres de cette curieuse abbaye agissent donc librement, comme bon leur semble, ce qui est contraire aux règles religieuses. « Se levaient du lit quand bon leur semblait » = imparfait d’habitude. Normalement, les heures de lever sont stricts ; il faut se lever tôt pour la première prière du jour. (Ex : Il y a les Laudes au petit matin, Tierce vers 9h du matin, Sexte vers 12h et None vers 15h. À la tombée de la nuit, les Vêpres puis, avant le coucher, les Complies. Un dernier office est dit de nuit : les Vigiles). « buvaient, mangeaient » : ils n’ont pas de restrictions, alors que dans les couvents, c’est le cas, ils sont souvent privés.  

Ligne 3 : « travaillaient, dormaient quand le désir leur en venait » : énumération de gestes du quotidien. Ils ne suivent donc aucune règle, ne formant, en quelque sorte, pas de communauté comme le sont les communautés religieuses. Cette affirmation est ensuite reprise sous une forme négative, pour insister. « Nul ne les éveillait » : la tournure est impersonnelle. Ils dorment tard s’ils le souhaitent. L’anaphore du « nul » et de « ni » insiste sur la liberté totale des Thélémites (= habitants de l’abbaye de Thélème). 

Point de grammaire : La négation 

La négation est dite totale lorsque la phrase toute entière est niée. En revanche, elle est partielle lorsque seule une partie de la phrase est niée. 

*LA NEGATION* - 4 minutes pour tout comprendre - - YouTube J’peux pas, j’ai français 

Ligne 4 : « nul ne les forçait ni à boire, ni à manger ni à faire... » : ils ne sont jamais forcés à quoi que ce soit. Suite de l’anaphore qui indique une négation totale avec insistance. Là encore, le lecteur s’étonne. Aucun des vœux habituels ne semble respecté, à commencer par l’obéissance et la prière. Dieu n’est pas mentionné, ni les offices (messes, prières, etc.), ce qui choque le lecteur pour qui un ordre monastique est d’abord centré sur Dieu et sur l’obéissance à une règle et une hiérarchie.  

Ligne 5 : C’est le roi, Gargantua, qui décide de l’organisation dans l’abbaye. En général, un ordre monastique est créé par un personnage religieux et non politique. Normalement, c’est le pape qui valide la création d’une abbaye. 

Lignes 6-7 : « Fais ce que tu voudras » : La règle n’en est pas une, elle n’établit aucun devoir mais uniquement des droits, sous la forme impérative, donnant un ordre qui n’en est pas un = injonction paradoxale. Le temps utilisé est le présent avec une valeur durable : cette règle s’applique pour tous dans l’abbaye, ad vitam aeternam.  

Ligne 8 : « parce que gens libères, bien nés, bien instruits, conversant en compagnies honnêtes » = parce que introduit l’explication, la cause, de cette liberté absolue : elle repose sur la confiance, la haute naissance et la bonne éducation. Les qualificatifs sont mélioratifs. Il semble que les thélémites soient seulement des nobles (“bien nés”). 

Ligne 9 : « ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux » : vision optimiste de l’Homme, typique de l’humanisme : pour Rabelais, l’humain est naturellement bon, vertueux. Liste de vocables (= mots) négatifs : “vile”, “asservit”, “avilit”, “affaiblit”, “contrainte”. Ils s’opposent par antithèse à la liste élogieuse des qualités des thélémites (de la ligne précédente). Leur honneur les éloigne du vice, tout naturellement. L’obéissance est dépeinte avec un vocabulaire péjoratif : « vile subjection et contrainte ». Rabelais prend le contrepied de la vision monastique traditionnelle. Nous remarquons une assonance en “i” = répétition de sons voyelles. 

Ligne 10 : Rabelais affirme que plier les Hommes à des règles strictes les rend tristes bien qu’obéissants et les détourne de la vertu en cherchant à les y pousser. Rabelais ayant vécu dans des communautés religieuses, il est intéressant de constater qu’il les trouve contre-productives. Forcer les Hommes à obéir les rend rebelles. La métaphore du « joug » vient du vocabulaire paysan. Il s’agit de la lourde pièce de bois posée sur le cou et les épaules des bovins pour tirer les charrues et charrettes. Le joug symbolise la domination et animalise les moines/sœurs qui y sont soumis.  

Lignes 11-12 : Il donne l’explication dans la proposition qui suit, introduite par la conjonction de coordination de cause « car ». Rabelais utilise un présent de vérité générale « entreprenons » pour donner une valeur universelle à cette pensée, ce que fait également l’adverbe « toujours ». Il est intéressant de noter qu’il s’inclut (et le lecteur aussi) par l’utilisation du pronom personnel sujet « nous ». 

Les humains font toujours ce qui est interdit. Sa théorie est donc que pour ne pas les tenter, il faut les laisser libres. Il peut s’agit d’un éloge de la règle de Saint Benoît (bénédictins), moins contraignante que celle des Cordeliers qu’il a quittés. Le lecteur peut aussi y voir un combat contre Calvin, le chef de file des protestants qui croit en la prédestination (elle ne laisse aucune liberté à l’Homme). 

Rabelais propose donc une communauté utopique complètement inversée par rapport aux monastères qu’il a connus. Il a d’ailleurs cherché plus de liberté car il a quitté les Cordeliers ou les Bénédictins. Cependant, il n’effectue pas seulement une critique des ordres religieux de son temps. Il propose également une réflexion sur la société d’ordres et les cours princières. 

Cordeliers : frères franciscains appelés aussi « frères mineurs de l’Observance ». Cet ordre monastique est fondé dans les années 1220 par Saint François D’Assises. La pauvreté en est le maître mot, avec le travail et la contemplation. Il n’y a pas de confort et l’uniforme est une robe de gros drap gris avec une corde pour ceinture. 

Bénédictins : cet ordre est fondé par Saint Benoît dit de Nursie vers 530. La règle de cette communauté cénobitique (= monacale) découpe la journée en trois temps : la prière, le travail et la lecture de la Bible mais les moines subissent peu de contraintes. 

[Carmel : cet ordre basé sur les principes contemplatifs de Saint Augustin a une règle écrite par Saint Albert dans les années 1220. Cette règle est constamment revue pour être adoucie jusqu’en 1562 où Sainte Thérèse d’Avila revient aux principes fondateurs dans le cadre de la Contre Réforme (contexte des guerres de religion). Le Carmel est un ordre très contemplatif, où une prière silencieuse a lieu chaque jour en communauté. (Je le présente ici en raison de l’adoucissement de la règle mais il y est fait allusion à la fin de notre texte également).] 

II/ Une réflexion sur la société d’ordres et les cours princières 

 
Ligne 13 :  La liberté provoque une attitude jugée positivement, comme l’indique le vocabulaire mélioratif « louable émulation ». L’adaptation du groupe vient de l’observation (« voyaient ») d’un seul de ses membres, ce qui sous-entend une attention de tous. 

Emulation : disposition qui porte à égaler ou surpasser quelqu’un. 

Lignes 14-15 : Un parallélisme (= similarité dans la construction de la phrase) s’observe : « Si quelqu'un ou quelqu'une disait : " Buvons ", tous buvaient. Si disait : " Jouons ", tous jouaient. ». Les Thélémites vivent en communauté mixte, ce qui contredit le vœu de chasteté et la vie en communauté non mixte des abbayes classiques. A la Renaissance, une idée pareille semble complètement incroyable, farfelue, impensable. L’avis ou le désir d’un seul influe sur tout le groupe : tous se plient aux désirs de chacun. L’équilibre apparaît donc fragile. D’ailleurs, que tous se plient aux désirs de chacun remet en question le libre arbitre évoqué plus haut : qui décide réellement ? 

Ligne 16 : les activités proposées sont parfois simples, triviales, comme s’amuser dans les champs. A chaque fois, la proposition, introduite par « si », est au discours direct, indiqué par des guillemets, tandis que la suite de la phrase commence par « tous » et reprend le verbe de la proposition. Il y a donc une double anaphore (si + tous) ainsi qu’un parallélisme de construction. « Tous » appuie sur le caractère communautaire : personne n’est laissé de côté, exclu, ce qui semble utopique ; personne ne semble avoir le droit de s’y soustraire, ce qui semble dystopique, tributaire de l’arbitraire. 

Ligne 17 : Voler = chasser au vol (ou entraîner son oiseau), c’est-à-dire avec un oiseau de proie. Les dames : il s’agit de femmes bien nées, de nobles. Haquenées : ce sont les juments dressées spécialement pour les femmes (plus calmes que les montures des hommes et parfois dressées aux allures artificielles comme l’amble, jugé plus confortable. L’amble est la manière de marcher du chameau). « palefroi » : le palefroi est un cheval de parade, de promenade, qui est calme. Ici, il est richement harnaché, avec du matériel décoré, de luxe. Il s’agit donc bien de personnes riches, nobles. 

Ligne 18 : Les femmes portent un oiseau de proie sur leur poing ganté. C’est sur le poing fermé que l’on tient un oiseau de proie pour la chasse. Et pour ne pas se déchirer la peau avec les serres du rapace, on utilise un gant de cuir pour se protéger. Les activités sont mixtes, les femmes sont les égales des hommes, y compris à la chasse. C’est une idée totalement novatrice pour l’époque, très en avance sur son temps. Rabelais pense que les femmes sont complémentaires des hommes et qu’elles ne devraient pas leur être soumises. 

Epervier = rapace diurne de petite taille au vol très rapide. 

Faucon lanier (se dit parfois laneret) = rapace dont le mâle est plus petit que la femelle. 

Emerillon = petit rapace diurne proche du faucon. 

Ligne 19 : « ou un émerillon ; les hommes portaient les autres oiseaux. » Les femmes, parce que moins robustes, ne portent que les rapaces les plus légers dans cette proposition de Rabelais, mais cela ne les empêche pas de chasser au vol comme les hommes, à égalité.  

Ligne 20 : Tous les membres de la communauté savent lire et écrire. L’éducation rend les Hommes meilleurs d’après Rabelais. Il semble vouloir que tous soient alphabétisés. Toutefois, l’instruction ne se contente pas de la lecture, elle est complétée par les langues étrangères. Il s’agit bien d’un indice de la montée en puissance des langues vernaculaires (propres à chaque pays) qui a lieu à la Renaissance. C’est une allusion aux débats avec les protestants qui souhaitent traduire la Bible dans les langues vernaculaires et cesser la messe en latin que seuls les érudits comprennent. 

Lignes 21-22 : Cette éducation fait des Thélémites des femmes et des hommes accomplis puisqu’ils ajoutent la musique à leurs compétences : ils doivent savoir composer, y compris en langue étrangère, tant en vers (c’est-à-dire en poésie) qu’en prose. Ils doivent savoir utiliser les principes anciens de la musique médiévale reposant sur des quartes, quintes et octaves ; mais ils doivent aussi être capables d’utiliser les nouveautés, à savoir les tierces et sixtes, qui augmentent les possibilités de sons et d’accords. A la Renaissance, c’est l’apparition du contrepoint et de la polyphonie, ce qui constitue une révolution artistique majeure. La musique devient aussi un instrument politique dans la lutte contre la Réforme protestante (donc un outil de Contre Réforme ou Réforme Catholique) : le Baroque sert à la louange de l’Eglise Catholique. 

Polyphonie : plusieurs mélodies se superposent (c’est ce que nous écoutons aujourd’hui). 

Lignes 23-24 : “Jamais on ne vit de chevaliers si preux, si galants, si habiles à pied et à cheval, plus vigoureux, plus prestes, et sachant mieux manier toutes sortes d’armes, que ceux qui étaient là.” : Les thélémites masculins deviennent de véritables chevaliers comme dans les épopées médiévales. Ils sont qualifiés de courageux, guerriers, loyaux, etc. Une anaphore en “si” répète l’adverbe d’intensité pour obtenir une formule superlative. Cette construction est reprise dans la phrase suivante, en parallélisme.   

Lignes 25-27 : “Jamais on ne vit de dames si distinguées, si jolies, plus brillantes, plus douées de leurs mains, dans les travaux d’aiguille, et pour toute activité féminine vertueuse et libre, que celles qui étaient là.” : même portrait élogieux reprenant les topoï de perfection féminine de l’Antiquité (travaux d’aiguille peut faire penser à Pénélope qui attend le retour d’Ulysse) et du Moyen âge. Rabelais place, par ce parallélisme, les femmes thélémites au même niveau de perfection que leurs homologues masculins. 

Topos = cliché = poncif = stéréotype. 

Rabelais, en homme de son temps fait allusion à tous les grands bouleversements que vit l’Europe : la Réforme protestante et la contre Réforme Catholique, la Renaissance artistique, les valeurs humanistes. 

Conclusion : 

En définitive, Rabelais, en dessinant une vie monacale utopique, critique les règles cénobitiques existantes et la prédestination défendue par Calvin (huguenot). Il questionne, par la même occasion, la répartition sociale : les femmes ne devraient pas être mineures mais les égales des hommes, tous devraient avoir un meilleur accès à l’instruction (= vision humaniste). Toutefois, il demeure lucide sur son temps et ses travers : il sait que seuls les nobles y auront accès et que les cours princières, bien que de plus en plus raffinées, ne laissent qu’une liberté fragile aux courtisans, soumis au bon vouloir du prince. Le texte se referme sur lui-même d’une certaine manière : c’est Gargantua = le roi qui décide de ce qui se passe dans l’abbaye et c’est l’abbaye qui forme les futurs princes. Rabelais semble appeler son lecteur à une vigilance particulière sur l’éducation des Grands (= nobles) car tout dépend d’eux par la suite : la religion, la guerre, les arts. L’équilibre reste toujours fragile et les cours arbitraires. Cette manière d’amener le lecteur à une réflexion morale en passant par le divertissement est reprise par l’Abbé Prévost, comme il l’indique dans son prologue « c’est rendre, à mon avis, un service considérable au public que de l’instruire en l’amusant ».